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M.
du S. : Je vais vous faire
un aveu, je n'ai jamais très bien compris pourquoi vous vous mettiez dans
ces états à propos de bon appétit,
qui vraiment ne m'a pas l'air bien méchant, et qui est même plutôt sympathique
- après tout il est une politesse, lui aussi.
R.
C. : Oui, une politesse petite-bourgeoise.
Vous avez tout à fait raison, il n'y a strictement rien à lui reprocher,
malgré les tentatives peu convaincantes des anciens bourgeois pour expliquer
et pour légitimer l'ostracisme où ils le tenaient. Il n'y a strictement
rien à reprocher objectivement à
bon appétit, et c'est ce qui fait tout son intérêt. C'est un signe
pur, un marqueur, un curseur,
pour parler comme on parle - et tout sa préciosité en tant que curseur lui vient des formidables déplacements dont il est capable,
et dont il a fait l'objet. Jadis, d'un point de vue bourgeois, la petite
bourgeoisie commençait à bon appétit,
ou bien à bonjour messieurs-dames,
si vous préférez, de même que le prolétariat, ou la paysannerie, commençaient
à l'inversion du nom et du prénom, à Lacombe
Lucien. C'étaient des postes
frontière. À bon appétit on entrait en petite bourgeoisie. Et ce qui
prouve bien qu'il n'y a plus de frontière, que la frontière a tellement
bougé qu'elle coïncide à présent avec les limites de la société, que tout
le monde est petit-bourgeois, donc, c'est que tout le monde, ou à peu
près, dit bon appétit, ou bonne continuation, et que vous-même me demandez pourquoi j'y attache
la moindre importance "scientifique", disons. Bon appétit n'a plus de signification, n'est plus un poste frontière, parce qu'il
n'y a plus de frontière, que la petite bourgeoisie se confond avec la
société, et qu'à l'ensemble de celle-ci elle a imposé sa langue particulière
(et donc sa façon de voir, et sa vision du monde). M.
du S. : De façon générale,
je sais que vous accordez beaucoup d'importance à ces questions de langue
R.
C. : Oh, de façon très amateurish
Je ne suis malheureusement
pas un expert, ni assez scientifique, justement, dans mes approches. Je
serais bien incapable de l'être. Il faudrait à la langue petite-bourgeoise
un Victor Klemperer, déjà nommé - mais ici je pense à l'auteur du LTI plus qu'à l'auteur du journal,
même si le journal est un énorme travail d'emmagasinage de matériel
pour le LTI ; ou bien à un Dolf Sternberger, le co-auteur
du Dictionnaire du monstre -
tous deux grands spécialistes des langages totalitaires.
M.
du S. : Oui, vous en parlez
dans Syntaxe, que je viens de lire. Mais voilà
que vous exagérez de nouveau : la langue de la petite bourgeoisie, même
si elle peut être isolée, ne saurait être comparée sans une bonne dose
d'exagération, et même peut-être de mauvais goût, si vous voulez bien
me pardonner d'en faire la remarque, avec les langages totalitaires !
R.
C. : Aussi bien je ne compare
pas la dictature de la petite bourgeoisie aux tyrannies attestées du vingtième
siècle, plutôt aux inquiétantes utopies orweliennes, avec leur effroyable
novlangue, ou bien à ce qu'a entrevu Tocqueville, quand il a commencé
à s'affoler des méfaits éventuels de l'égalitarisme. Je suis sûr qu'on
pourrait faire des études passionnantes sur la structure
de la langue petite bourgeoise, sur son mépris des formes, sur sa passion
des syntagmes figés, sur son curieux mélange de grossièreté extrême et
de gnangnanerie non moins prononcée, sur son grand travail de simplification
générale, qui fait disparaître des façons de vivre en même temps que des
modes syntaxiques et des temps grammaticaux.
Songez par exemple, merveilleusement
emblématique, à la disparition progressive de l'impératif, remplacé par
l'indicatif («Ludivine, tu dis au revoir et tu montes te coucher ! »).
Qu'y a-t-il de plus sympathique, de plus politiquement correct, de moins
criticable, que la rapide tombée en désuétude d'un mode aussi
impératif,
autoritaire, que l'impératif ? Seulement l'indicatif, quand il s'agit
de donner des ordres, est bien plus autoritaire encore, bien plus impératif,
bien plus effrayant pour tout dire que l'impératif, puisqu'il suppose
l'ordre exécuté dans le temps même qu'il est proféré.
Que faut-il penser du lent effacement
du futur, noyé dans le présent comme le passé et comme l'histoire : «Je
t'appelle demain ! ».
Quelle impuissance révèle, quelle scission
entre la personne et l'action, entre l'entité et l'état, entre l'être
ou la chose et leur verbe, le systématique redoublement du sujet («Le
problème il est là») ?
Je ne fais ici que relever quelques
signes en vitesse, des indicateurs, des poteaux, qui marquent qu'on entre
en langue petite-bourgeoise - mais la plupart du temps on y est déjà
.
En langue petite-bourgeoise une mère est invariablement une maman,
un professeur est un prof
ou un enseignant, un enfant est un gosse,
un élève un gamin, une exposition une
expo, un voyage un déplacement. Facile se dit évident,
déjeuner ou dîner se disent manger,
les vacances s'appellent congés. En langue petite-bourgeoise
il y a se traduit par ça
fait, voire par ça fait depuis, ou bien par vous avez, selon qu'il s'agit du temps ou qu'il s'agit
de l'espace : « Ça fait des dizaines d'années
», « Ça fait depuis au
moins vingt ans», et « Vous avez aussi le référendum en Espagne, qui lui
par contre devrait pas poser problème.
»). Pas de semi-négation, jamais
de liaison, surtout après c'est
: «Bon c'est h évident que
», «C'que vous avez aussi qui sera pas h'évident, à mon avis
», etc. Quant au silence, il se traduit par
c'est vrai que
, bien entendu. Vous voyez, ce n'est pas très compliqué. C'est
un sabir qui s'apprend très vite. Nous baignons tous dedans, c'est la
seule langue dans laquelle nous sommes immergés. Et aux ultimes parents
bourgeois il suffit d'envoyer leur enfant à l'école pour retrouver le
soir un parfait petit-bourgeois, qui dira «Ça fait au moins la troisième
fois qu'la maîtresse elle a demandé qu'les mamans elles
» - tout à fait
comme le Dauphin chantait devant ses parents, dans la prison du Temple,
les chansons sans-culotte que lui apprenaient ses geôliers.
M.
du S. : Il n'est pas facile
de maintenir le cap, dans cet échange
Ce que j'ai essayé de vous demander,
à plusieurs reprises, c'est la raison pour laquelle - selon vous bien sûr -, la petite bourgeoisie, que vous décrivez comme
classe au pouvoir, et même en situation de dictature, pourquoi cette petite bourgeoisie serait incapable de secréter
en son sein, comme la plupart des autres classes au pouvoir avant elle,
une classe cultivée, un public pour la culture ?
R.
C. : Je n'ai pas répondu
? C'est pourtant une question passionnante, capitale, même si malheureusement
je ne suis pas sûr du tout d'en avoir la réponse, la bonne réponse. Mon
intuition est qu'il faut chercher du côté de l'héritage, du patrimoine,
de la transmission. Voyez déjà la belle ambiguïté des termes, qui semblent
nous faire signe, vouloir nous dire quelque chose - malheureusement
c'est peut-être quelque chose que nous ne voulons pas trop entendre, que
nous ne pouvons pas trop appréhender, qui est contraire à tout ce que
nous croyons, à tout ce que nous sommes censés croire, à tout ce qui va
sans dire en société petite bourgeoise.
Tout occupée qu'elle est à coïncider
rigoureusement avec elle-même, à croire qu'elle est le monde, à croire
qu'elle est le temps, qu'il n'y a rien eu avant elle qui ait été autre
chose qu'une longue montée vers cet accomplissement parfait, elle-même, la société petite bourgeoise est moins qu'aucune autre
capable de sortir d'elle-même pour
voir comment ça fait du dehors. La masse de ce qui n'est pas envisageable
par elle, des questions qu'elle s'interdit de se poser, des réponses qui
d'emblée sont exclues, mais exclues au point que l'exclusion n'a même
pas lieu d'être prononcée, est sans doute plus forte qu'en n'importe quelle
autre société. Je rappelle toujours que Lucien Febvre disait, et démontrait
de façon très convaincante, je crois, que Rabelais ne pouvait pas être
athée, que ce n'était même pas la peine de s'interroger là-dessus,
parce que Rabelais vivait en un temps où l'athéisme n'était pas concevable, au sens le plus littéral du
terme. Si la société petite-bourgeoise voulait bien un moment sortir d'elle-même,
et considérer dans les autres sociétés autre chose que ce qui l'annonce
elle, et si elle consentait à envisager cet autre chose autrement que
comme un ramassis de manifestes aberrations (surmontées, Dieu merci, heureusement
dépassées grâce à son avènement), elle s'aviserait sans mal que toutes
les grandes cultures, pratiquement toutes les civilisations, même, ont
attaché la plus grande importance à l'hérédité,
à la transmission héréditaire, aux
ancêtres, aux morts, au don des
morts. La culture, en très grande partie, la base
culturelle, surtout, ce qui servira ensuite à prendre son envol et
à aller voir ailleurs, justement, le point de départ, c'est ce qui vient
des aïeux : de ses aïeux à soi ou des aïeux des autres, des aïeux de ceux
qui ont la chance d'en avoir, et un enseignement à en recevoir, et à transmettre.
La petite bourgeoisie est moins qu'aucune
autre classe disposée à entendre cela, parce qu'elle déteste les aïeux.
Elle est une classe neuve, sans aïeux, sans arbre généalogique, qui ne
connaît pas le nom de jeune fille de sa mère ni le prénom de son grand-père.
Elle arrive au pouvoir pleine de ressentiment, et n'ayant du passé
d'autre souvenir que celui des avanies qu'elle a subies, dans les affreux
âges anciens. Ajoutez à cela que la société française contemporaine est
multiethnique et multiculturelle, on nous le répète assez, et que parler
des aïeux est bien près d'être une gaffe, la plupart du temps.
M.
du S. : La bourgeoisie aussi
était une classe neuve, quand elle est arrivée au pouvoir. Toutes les
classes qui arrivent au pouvoir sont des classes neuves
R.
C. : Pas tout à fait
Malgré
la Révolution française, aristocratie et bourgeoisie ont longtemps vécu
côte à côte en assez bonne intelligence, malgré tout, l'une formant l'autre,
la préparant de plus ou moins bon gré, socialement, culturellement, à
son rôle historique. Tandis qu'en 1968, si mon analyse est exacte, la
société bourgeoise s'est effondrée d'un coup, et pratiquement sans reste.
Il n'y a pas eu de transmission de classe à classe.
M. du S. : Vous avez pourtant dit que
l'établissement de la dictature avait été très progressif, qu'il s'était
étalé sur près d'une siècle, à force de dispositions législatives presque
insensibles, souvent
.
R. C. : Cela, c'est l'établissement
de la dictature, le long cheminement qui a fait que le pouvoir, une fois
conquis, ne pouvait qu'évoluer vers la dictature, dont la mise en place
complète est récente. Mais le pouvoir, le simple pouvoir, le pouvoir symbolique
surtout, est passé d'un coup d'une classe à une autre, comme lors d'une
course de relais. L'école, la télévision, ont à la fois accompagné le
mouvement et l'ont accéléré, considérablement, jusqu'à le rendre irréversible.
Même les enfants de bourgeois, et de bourgeois cultivés, sont devenus
en quelques années de parfaits petits-bourgeois, et, il faut bien le dire,
des petits-bourgeois incultes, la plupart du temps. Pour atteindre ce
résultat, il suffisait qu'ils aillent à l'école, et qu'ils regardent la
télévision. L'idée qui est la plus désagréable à la petite bourgeoisie,
qui n'a pas d'héritage, c'est que certains puissent en avoir un. Elle
a fait tout, par la politique fiscale qu'elle a menée, et par les lois
successorales qu'elle a imposées, pour que la transmission patrimoniale
soit sans cesse plus difficile, pour que les maisons, surtout les maisons
les plus précieuses, les plus chargées d'histoire, d'art, de tradition,
de culture, ne restent pas dans les familles, pour que les collections
soient dispersées, pour que
M.
du S. : Mais là vous jouez
sur les mots ! Nous sommes passés de l'héritage culturel,
qui est tout de même plus ou moins une métaphore, à l'héritage tout court, à l'héritage matériel, aux
objets, aux oeuvres d'art éventuellement, aux livres, aux meubles, et même
aux immeubles
R.
C. : Ce que j'essaie de vous
dire, et ce n'est pas facile, tant cela va contre les idées reçues, tant
c'est devenu inconcevable, justement, et plus encore inexprimable - inconcevable
parce qu'inexprimable, peut-être, impossible à énoncer - c'est que le
lien entre transmission culturelle et transmission matérielle est beaucoup
plus que métaphorique, justement. De même qu'on peut lire Marx à l'envers,
être un marxiste renversé, ou peut lire Bourdieu à l'envers, le prendre
au pied de la lettre, extraire la vérité de ce qu'il dénonce : oui il y a de l'héritage
dans la culture, oui les héritiers sont des privilégiés (ou bien
les privilégiés des héritiers),
oui la culture est une affaire de fils
se reconnaissant comme des fils, comme des fils
de leurs pères. Le paradoxe est que cette façon de voir scandaleuse, inadmissible,
révoltante, imbécile, ridicule, cette façon de voir qui en société petite
bourgeoise est totalement inenvisageable, inexprimable, in-dicible, et
suffirait à vous déconsidérer définitivement si par chance vous ne l'étiez
déjà, a été considérée au contraire comme allant à peu près sans dire
par toutes les autres sociétés avant la nôtre.
Même la Troisième République bourgeoise,
aussi longtemps qu'elle a duré, a considéré qu'il fallait aller chercher
ses diplomates, au moins dans un premier temps, ses ambassadeurs, ses
représentants à l'étranger, dans une classe écartée du pouvoir politique,
en l'occurrence l'aristocratie, pour que la France ne soit pas humiliée,
à la cour de Russie, d'Angleterre ou d'Espagne, par l'inexpérience sociale
et culturelle de ses envoyés. Elle reconnaissait implicitement par là
- très à contrecoeur, sans doute - qu'il y avait un privilège lié à la
naissance, à l'héritage, et que certaines choses ne s'apprennent pas,
ou s'apprennent seulement avec le temps, un temps indispensable, incompressible,
qui peut très bien, même, dépasser une génération.
Mais cette conviction qui fut commune
à presque toutes les civilisations, la civilisation petite-bourgeoise
ne veut pas en entendre parler. C'est encore une exemple de son incapacité
à sortir un moment d'elle-même, à se détacher d'elle, à ne pas coïncider
tout à fait, à aller voir comment
ça fait du dehors (et à prendre en compte les réalités désagréables,
au lieu d'en proclamer criminel le rappel) . Et c'est cette incapacité-là,
d'ailleurs, qui progressivement lui rend les neuf dixièmes de la littérature
et de la pensée des autres époques inintelligibles, et non seulement inintelligibles, inenvisageables, invisibles, impossibles à admettre,
inexistantes.
M.
du S. : Vous êtes en train
de me dire que seuls peuvent être vraiment cultivés des enfants de gens
cultivés ?
R.
C. : Pas du tout. D'abord parce que de tout temps il y a eu beaucoup
d'enfants de personnes très cultivées qui étaient complètement incultes,
et qu'il en va ainsi tout spécialement à notre époque, l'école et la télévision
mettant beaucoup de zèle à leur déculturation précipitée ; ensuite parce
qu'accèdent à la culture, entrent dans la classe cultivée, à toute les
générations, des nouveaux venus - mais peut-être faut-il parler de cela
au passé, faut-il dire entraient, accédaient à, parce que ce renouvellement
ne s'opère presque plus. Pour parler en bon sabir sociologico-journalistique
nous dirons avec ces messieurs des médias que «l'ascenseur social ne fonctionne
plus » - et l'ascenseur culturel encore bien moins, ajouterons-nous. Comment
de nouveaux venus pourraient-ils accéder à la classe cultivée, puisque
la classe cultivée il n'y en a plus ? Et pourquoi n'y en a-t-il plus ?
Parce que l'éducation de masse, la télévision, l'impôt et les droits de
succession ont détruit les classes privilégiées antérieures, qui comptait
la culture au sein de leurs privilèges, et parmi lesquelles se recrutait
la classe cultivée.
M.
du S. : Il ne peut y avoir
de classe cultivée qu'au sein des classes privilégiées ?
R.
C. : C'est-à-dire que la
culture est en soi un privilège,
le privilège des privilèges, même. Sur les routes de campagne de mon département,
ces temps-ci, on voit de grandes affiches placées là par le Conseil général,
et qui proclament : Parce que la
culture n'est pas un privilège (moyennant quoi il y aura des bus gratuits
pour vous mener à la bibliothèque, et si vous n'avez pas d'argent vous
pourrez avoir des billets de spectacles gratuits, ou presque gratuits).
Mais bien sûr que si, la culture est un privilège ! Et puisqu'à
la culture il faut une classe cultivée, un public, cette classe cultivée
est une classe privilégiée.
M.
du S. : Héréditaire ?
R. C. : Non, pas héréditaire en tant que classe, pas globalement,
pas automatiquement, mais n'excluant pas l'hérédité, ne pourchassant pas
l'héritage, n'empêchant pas la transmission puisque la culture - à moins
qu'on ne parle de la culture de rue, de la culture d'entreprise, de la
culture jeune, etc. -, est en
grande partie héritage, patrimoine, objet de transmission. Il me semble
que la classe cultivée, que j'estime indispensable à l'existence même
de la culture et de la vie culturelle, est forcément en
partie héréditaire, oui. Imaginez quelque chose comme le Sénat, si
vous voulez : une classe cultivée renouvelable
par tiers, à chaque génération. Ce ne serait déjà pas si mal, du point
de vue de la démocratie et de l'égalité. Et l'objectif capital d'un bon
système d'enseignement, selon moi, serait d'assurer, pour chaque génération,
pour chaque classe d'âge, ce renouvellement par tiers (très approximativement)
de la classe cultivée ; de faire en sorte qu'en chaque génération d'élèves,
de lycéens, à quelque origine qu'ils appartiennent, soit formée une portion
nouvelle, non-héréditaire (non-héréditaire en amont !), de la classe cultivée.
M.
du S. : Ce qui implique évidemment
qu'à chaque génération un tiers de cette classe cultivée se retire, la
quitte, en soit chassé ?
R.
C. : Oh, pas nécessairement,
et puis, entendons-nous bien, tous ces chiffres sont très approximatifs,
encore une fois. Je dis un tiers
je pourrais dire un quart aussi
bien, ou la moitié. La classe cultivée peut s'élargir,
heureusement - mais je crois qu'elle ne peut pas s'élargir indéfiniment,
c'est vrai. Il y aura toujours en elle quelque chose de l'ordre de la
sélection, du privilège, de la volonté agissante. Et toujours certains
de ses membres "héréditaires" la quitteront, oui, parce que,
la transmission ne se sera pas faite, et parce que, faut-il le dire, l'hérédité,
en matière culturelle, non plus qu'en beaucoup d'autres domaines, n'est
pas tout, loin de là, très loin de là.
Tout ce que je pense est qu'il faut un
peu d'hérédité, une bonne part d'hérédité, parce que culture et hérédité
ont largement partie liée, je le crois profondément.
J'ai visité récemment, tenez, un grand
nombre de ces merveilleuses maisons de campagne anciennes, cottages élisabéthains ou Tudor, manoirs,
mansions, petits châteaux de
la campagne anglaise et écossaise, qui sont, avec leurs jardins, la plus
belle parure de la Grande-Bretagne. Aujourd'hui, presque pas une de ses
demeures n'appartient encore aux familles qui y ont vécu et qui en ont
pris soin pendant des siècles. L'immense majorité de celles que j'ai vues
sont la propriété d'associations, National
Trust, Scottish National Trust, English Heritage, etc., qui en prennent
soin admirablement, mais qui ne peuvent pas leur conférer le caractère
unique, incomparable, des maisons habitées, transmises de génération en
génération. Surtout, je pense que la Grande-Bretagne a commis une erreur
très grave en chassant de ces maisons, par l'impôt, par les droits de
succession, par l'impossibilité organisée de s'y maintenir, toute une
classe, pas nécessairement noble, pas du tout, et beaucoup plus large
qu'on ne l'a dit, qui non seulement avait beaucoup contribué à son histoire,
à sa grandeur, à sa personnalité, à ce qui rendait le pays unique, incomparable,
qui non seulement avait fourni pendant des siècles l'armature de son développement,
sur place et au-delà des mers, mais qui constituait la courroie de transmission
la plus naturelle de son patrimoine culturel : non pas bien sûr que toute
cette classe fût cultivée ; non pas, encore moins, qu'il ait été impossible
d'être cultivé sans appartenir à cette classe ;
mais parce que cette classe inscrivait de façon vivante, sensible,
la culture dans le territoire et dans le temps ; parce qu'elle en conservait
le fonds permanent pour les générations à venir, et pour les classes à
venir, et pour les personnalités de n'importe quelle origine qui s'agrègeraient,
indéfiniment, à la classe cultivée. Je ne dis pas que cette classe, qui
ne se confondait nullement, encore une fois, avec la classe cultivée,
a tout à fait disparu. Mais dans la mesure où elle subsiste elle a perdu
beaucoup de son sens, et de son prix, et cela sans profit pour personne,
par le simple effet d'un égalitarisme antihéréditaire, en l'occurrence
dévastateur, ce qui ne peut apparaître que du point de vue de Sirius,
bien entendu (mais c'est précisément le nôtre, n'est-ce pas ?).
Il y a encore des riches, en Grande-Bretagne,
il y en même peut-être plus qu'avant. Et sans doute il y a parmi eux des
personnes cultivées, mais qui risquent d'être souvent, en mettant les
choses au mieux, des nouveaux riches de la culture. Ce n'est pas très
grave pour eux, mais c'est une menace pour la culture, qui a besoin que
soit conservé précieusement, en son sein, un filet ininterrompu de liaison
avec le temps, et avec l'espace sensible : sans quoi le sens est trop
neuf, il coïncide en permanence avec lui-même, lui aussi est un nouveau
riche.
Pour en revenir à la France, tout ce
qu'a su faire l'école petite bourgeoise, j'en ai peur, c'est assurer qu'hérédité
ni héritage il n'y ait plus, et que les héritiers soient incultes. Cela
elle l'a parfaitement réussi. Or il me semble que sa mission véritable
devrait être exactement le contraire, et qu'elle devrait faire en sorte
qu'il y ait un héritage pour les non-héritiers et qu'ils le perçoivent,
qu'ils perçoivent une part intacte, et qu'ils pourraient
eux-mêmes élargir, de l'héritage commun.
M.
du S. : Il me semble que
j'entrevois un peu mieux l'armature de votre étrange système, passablement
provocateur. La petite bourgeoisie ne pourrait pas être une classe cultivée,
elle ne pourrait pas secréter en elle-même, extraire d'elle, une classe
cultivée, parce qu'elle aurait un problème avec l'héritage, le patrimoine,
alors que la culture serait en grande partie patrimoniale : est-ce que
je vous interprète correctement ?
R.
C. : Oui, ce résumé est assez
juste. Et Mme Adler se montre une représentante parfaite de la société
petite-bourgeoise, un agent zélé de sa dictature, quand elle expose tranquillement,
sereinement, que désormais la culture ne sera plus patrimoniale, ou très
partiellement ; et que sa véritable
matière c'est l'actualité. Exeunt les morts, les ancêtres,
le bruissement des générations entre les pages des livres et les branches
des parcs, l'épaisseur sensible du temps. Le petit bourgeois est fils
de personne, il se réclame tel. D'ailleurs la pièce bien oubliée de Montherlant
montre très exactement, et de façon très prémonitoire, sous ce titre même,
Fils de personne, la naissance ou plutôt
la formation, la non-formation, l'enfance d'un petit-bourgeois. Je crois
même me souvenir que le père, qui voit rarement son fils, élevé par la
mère, lui reproche, vous allez être content, de lire des bandes dessinées
! Cette pièce est tellement antipathique, tellement contraire à l'esprit
du temps, le nôtre, que la dernière fois que je l'ai vu monter, il y a
vingt ans, avant qu'elle ne disparaisse tout à fait, elle était jouée
à l'envers, sans doute en toute
bonne foi : telle qu'elle était
mise en scène elle montrait l'éveil à la liberté, à la modernité, à la
démocratie familiale, aux joies
de la bande dessinée, d'un enfant en butte aux contraintes absurdes que
veut lui imposer un père abusif.
M.
du S. : Et cette interprétation-là
était totalement erronée ?
R.
C. : Oh, j'imagine qu'il
y a dans le texte quelques éléments, minoritaires, qui rendaient cette
lecture-là possible, plus ou moins. La pièce a sans doute une certaine
ambiguïté, -Montherlant n'était pas idiot. Le père est loin d'être un
modèle, par exemple. Mais il me semble évident que c'est son parti à lui
que soutient l'auteur.
Parce que le petit-bourgeois est fils
de personne, il ne faut pas s'étonner
de la dégénérescence du nom,
parmi nous. Vous l'avez remarqué, les gens ont de moins en moins de nom, et de plus en plus de prénom. Le nom, en effet, c'est la patronyme,
c'est le père, c'est la lignée, l'héritage (ou son absence). Non plus
que la syntaxe, non plus que la langue, non plus que ma phrase quand je
m'en sers pour un échange quelconque (c'est-à-dire presque tout le temps), mon nom ne m'appartient tout à fait. Il ne
se résume pas à moi, il raconte une histoire qui n'est pas seulement la
mienne, il me dépasse de toute part, je ne coïncide pas avec lui. En revanche
mon prénom n'est qu'à moi. Le prénom est l'étendard
de la coïncidence avec moi-même, le drapeau même du soi-mêmisme triomphant, avec tout ce que
le soi-mêmisme a de puéril,
d'enfantin, de toujours-déjà-là au commencement de moi, et aussi de vaniteux.
Songez à tous ces gens, avec lesquels on est pas plus intime que cela,
bien souvent, et qui vous envoient des cartes postales qu'ils signent
de leur seul prénom - on ne sait jamais qui les a envoyées. Être soi-même, en effet, c'est souvent être semblable à tous les autres
; et le prénom, qui en général, contrairement au nom, n'est qu'à soi dans
le groupe familial et dans le cercle étroit des plus proches relations,
appartient aussi à un grand nombre d'autres individus, la plupart du temps,
dès que ce cercle s'élargit un peu : autre exemple d'une instrument d'individualité,
de soi-mêmisme, qui très vite
se renverse en instrument d'indistinction.
Nous parlions plus tôt de Guillaume
Durand, et de son émission "Campus" : il me semble que c'est
lui, que c'est elle, cette émission, qui a lancé ou qui a contribué à
populariser cette mode, si merveilleusement exemplaire de la dictature
de la petite bourgeoisie, elle aussi, d'appeler les invités d'un plateau
de télévision par leur prénom, quel que soit leur notoriété ou leur gloire,
et quelle que soit l'intimité, ou le défaut d'intimité, que le journaliste
entretien avec eux. Même si cette intimité était réelle, d'ailleurs, cela
n'y changerait rien, parce que les téléspectateurs, eux, qui sont tout
de même les destinataires de l'échange, officiellement, ne la partagent
pas. Ils ne disent pas Claude, pour Lévi-Strauss. Mais l'aune du discours petit-bourgeois,
ce qui va décider de sa tournure et de ses choix, ce n'est jamais l'autre,
quoi qu'il en dise - c'est toujours lui-même. Je ne sais pas si Durand
est allé jusqu'à Claude, pour
Lévi-Strauss, mais nous avons eu Alain,
pour Robbe-Grillet, John, pour
Le Carré, Philip, pour Philip Roth :
«Y a une question qu'j'aimerais bien
poser à Alain
»
«Et ça John le dit très bien
»
Il y a d'ailleurs une autre raison
qui fait que cette émission et les émissions de ce genre sont très caractéristiques de la dictature de la petite
bourgeoisie, une autre raison qui d'ailleurs est très liée à celle-ci
- structurellement, c'est la même chose. Ces émissions se donnent pour
des émissions littéraires, culturelles, mais avez-vous remarqué qu'il
n'y est jamais question de littérature ? Ce sont des émissions autour
du livre, ce qui n'est pas du tout la même
chose que des émissions littéraires.
La plupart des invités, semaine après semaine, sont des personnes qui
ont écrit des livres, de préférence des livres
dont on parle ; ce ne sont pas des écrivains. Ce sont des hommes politiques,
des sociologues, des journalistes, des acteurs, beaucoup d'acteurs, des
gens célèbres avant d'avoir écrit une ligne, des gens qui écrivent parce qu'ils sont célèbres, tout sauf des
écrivains. Et lorsqu'il y a tout de même quelques écrivains sur le plateau,
en supporting cast, la plupart
du temps, il est bien rare qu'il soit question de littérature pour autant.
La littérature est classée à coups de chiffres en début de programme,
de listes et de places dans des listes, de succès ou d'insuccès de librairie.
La grande question est de savoir qui cette semaine-là a écrit «le livre
de la semaine», ou bien qui «s'est ramassé », comme on dit en langue petite-bourgeoise
(c'est-à-dire en argot, bien souvent). Les livres dont il est question,
même lorsque ce sont des livres d'écrivains, c'est par leur sujet qu'ils ont été choisis, parce que ce sujet s'inscrivait dans
le thème de l'émission. De littérature proprement dit il ne sera dit mot,
d'une part parce qu'en société petite bourgeoise, après quarante années
d'enseignement de masse, pour la littérature il n'y a plus d'audience,
elle fait chuter les taux d'écoute ; mais aussi, plus profondément, parce
que la littérature c'est précisément, imprécisément, la non-coïncidence
: la non-coïncidence de la phrase avec le sens,
du mot avec sa signification, du personnage avec la personne. Et
la petite-bourgeoisie, nous l'avons dit en commençant, il y a de cela
bien longtemps, c'est le règne de la coïncidence, du soi-mêmisme, de l'absence
d'ailleurs.
M.
du S. : Oui, nous avons parlé
plus longtemps que d'habitude, en effet, et il se fait tard. J'aimerais
vous poser tout de même une dernière question, si vous permettez, avant
de nous séparer. C'est à propos du parti de l'In-nocence, qui après tout
est le prétexte de ces rencontres régulières entre nous. J'ai cru déceler
au sein du parti un courant populaire, populiste,
R.
C. :
populaire, populaire,
pas populiste ! Il me semble que s'il y a un reproche que nous n'encourons pas,
c'est bien celui de populisme !
M.
du S. : Bon, populaire, soit - en tout cas nettement anti-bourgeois, et qui s'exprime
à partir de la ligne de front,
comme il dit : le front des banlieues, le front des cités, le front des
lycées et collèges d'enseignement prioritaire, toutes zones où le bourgeois
ne va pas, d'après ce courant populaire dont je parle, et où il laisse
le petit peuple se débattre avec la situation que lui, bourgeois, gouvernant,
intellectuel nanti, journaliste, médiocrate, il a créée ou laisser se
créer. Au sein de ce courant-là, si j'en juge par ses interventions sur
le forum public de l'In-nocence, on
se plaint avec insistance, par exemple, de l'inconscience criminelle,
de la légèreté, de la trahison, des «fils-à-papa de mai 68»,
je crois que je cite à peu près exactement ; et d'ailleurs l'expression
est assez savoureuse, vous en conviendrez, eu égard à ce que vous venez
de dire des petits-bourgeois fils
de personne
Comment s'accorde (si tant est qu'il s'accorde), comment
s'accorde votre propre anti-petit-bourgeoisisme, d'inspiration plutôt
bourgeoise, et même tout à fait bourgeoise, je crois bien,
R.
C. : Je n'irais pas jusque
là
M.
du S. :
et cet anti-bourgeoisisme
populaire qui se fait entendre au sein d'un courant minoritaire, mais
bruyant, coriace, de l'In-nocence?
R.
C. : Vous n'êtes pas le premier
à avoir relevé cette apparente contradiction, qui cependant ne doit pas
être si réelle que cela, puisqu'elle n'a jamais donné lieu à aucune opposition
au sein de l'In-nocence. Être contre la petite-bourgeoisie, même quand
c'est à partir d'un point de vue bourgeois, comme vous voulez à tout prix
que ce soit mon cas, ce n'est pas être contre le peuple (ou ce qu'il en
reste). Quant aux «fils à papa de mai 68» et d'après - oui, je me souviens
aussi de la formule, elle revient souvent -, ils n'ont pas grand chose
à voir avec la bourgeoisie, même si certains d'entre eux en sont issus.
Je crois que le problème est surtout terminologique, là. Vu de la ligne
de front, comme vous dites,
M.
du S. : Ce n'est pas moi
qui dis, je ne fais que citer !
R.
C. :
vu de la ligne de front, et du point de vue du peuple,
ou de ce qu'il en reste, si les maîtres de l'heure sont des bourgeois,
c'est tout simplement parce qu'ils sont les maîtres. Il me semble tout
de même plus juste, au regard de l'histoire, de reconnaître en eux des
petits-bourgeois - ce qui n'en fait pas nécessairement de meilleurs maîtres,
loin de là, et ne les exonère pas des reproches que leur adresse ce que
vous appelez notre courant populaire
M.
du S. : Bien, nous allons
peut-être en rester là pour cette fois, qu'en pensez-vous ? Cet entretien
est déjà beaucoup plus long que tous les précédents, votre webmaster aura
du mal à le caser !
R.
C. : Ah, mais le sujet en
valait la peine, je crois. En tout cas je vous remercie de vos questions.
M.
du S. : C'est moi qui vous
remercie de vos réponses, même si beaucoup d'entre elles appelleraient
de ma part d'autres questions
R.
C. : Ah, c'est la règle du
jeu
Une autre fois, sans doute
M.
du S. : Une autre fois
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