" Vieux démons, nouveaux débats "
Colloque international sur l’antisémitisme en Occident
, organisé à New-York par l’Institut YIVO de recherche
juive.
11-14 Mai 2003 New-York
Au nom de l’Autre
par Alain Finkielkraut
Pendant cinquante ans, les Juifs d’occident ont été
protégés par le bouclier du nazisme. Hitler, en effet,
avait, comme l’a écrit Bernanos, déshonoré
l’antisémitisme.
On croyait ce déshonneur définitif. Il n’était
peut-être que provisoire. Ce qu’on prenait pour un acquis
apparaît rétrospectivement comme un répit. Et c’est
en France, le pays d’Europe qui compte le plus grand nombre de
Juifs, que la parenthèse se ferme de la façon la plus
brutale. Des synagogues sont incendiées, des rabbins sont molestés,
des cimetières sont profanés, des institutions communautaires
mais aussi des universités doivent nettoyer, le jour, leurs murs
maculés, la nuit, d’inscriptions ordurières. Il
faut du courage pour arborer une kippa dans les banlieues dites difficiles
et dans le métro parisien, le sionisme est criminalisé
par toujours plus d’intellectuels, l’enseignement de la
shoah se révèle impossible à l’instant même
où il devient obligatoire, la découverte de l’Antiquité
expose les Hébreux aux quolibets des enfants, l’injure
« sale juif » a fait sa réapparition (en verlan)
dans presque toutes les cours d’école. Les Juifs ont le
cœur lourd et, pour la première fois depuis la guerre, ils
ont peur.
Cette séquence donne une impression de déjà vu.
Quand c’est fini, ça recommence, pense-t-on spontanément.
Le passé n’était pas dépassé. Tapi
dans l’ombre, il attendait son heure. Le présent lui était
défavorable, mais l’avenir ne pouvait que porter ses couleurs,
car il avait, avec lui, l’immuable barbarie humaine. Vieux
démons, nouveaux débats : c’est le titre tout
naturel du grand colloque international sur l’antisémitisme
en Occident, que vient d’organiser à New-York l’Institut
YIVO de recherche juive. On peut lire dans le texte de présentation
de cette rencontre : « Pour nombre d’observateurs, le refoulé
a brusquement fait retour. L’Europe politique sociale, culturelle
semble une fois encore défigurée par son préjugé
le plus ancien et le plus ignoble ».
Ces observateurs ont assurément raison : l’antisémitisme
n’est pas une idée neuve en Europe. Et pourtant ils font,
je crois, fausse route. En parlant de retour, ils emprisonnent
les nouveaux démons dans de vieux débats. Nouveaux démons,
vieux débats : c’est notre situation intellectuelle. Si
nous voulons faire face, nous devons en sortir. Les Juifs, ces habitués
du pire, ont « une âme insurprenable », a dit, citant
Rebecca West, Léon Wieseltier, le responsable des pages littéraires
du magazine The New Republic. C’est là sans doute
où le bât blesse : il faut une âme surprenable pour
comprendre le monde qui vient.
Quelles sont les fondations de l’Europe d’aujourd’hui
?
Repose-t-elle sur la culture, c’est-à-dire sur une admiration
partagée pour quelques immortels : Dante, Shakespeare, Goethe,
Pascal, Kafka, Giotto, Velasquez, Rembrandt, Picasso, Mozart, Bartok,
Chopin, Ravel, Fellini, Bergman ? S’inscrit-elle dans la continuité
d’une histoire glorieuse ? Veut-elle faire honneur à des
ancêtres communs ? Non, elle brise avec une histoire sanglante
et elle est passée d’un humanisme admiratif à un
humanisme révulsif qui tient tout entier dans les trois mots
de ce serment : « Plus jamais ça ! » Plus jamais
la politique de puissance. Plus jamais le nationalisme. Plus jamais
Auschwitz.
Avec le temps, le souvenir d’Auschwitz ne s’est pas estompé
; il s’est, au contraire, incrusté. L’événement
qui porte ce nom, écrit justement François Furet, «
a pris toujours plus de relief comme accompagnement négatif de
la conscience démocratique et incarnation du Mal où conduit
cette négation ».
Pourquoi précisément l’holocauste ? Pourquoi Auschwitz
et non d’autres tueries énormes perpétrées
par des doctrinaires ? Parce que l’homme démocratique,
l’homme des droits de l’homme, c’est l’homme
quel qu’il soit, n’importe qui, le premier venu, l’homme
indépendamment de ses origines, de son appartenance sociale,
nationale ou raciale, indépendamment de ses mérites, de
ses états de service, de son talent. En proclamant le droit de
la Race des Seigneurs à purger la terre de peuples jugés
nuisibles, le credo criminel des nazis, et lui seul, a explicitement
pris pour cible l’humanité universelle. Comme l’a
écrit Habermas : « Il s’est passé, dans les
camps de la mort, quelque chose que jusqu’alors personne n’aurait
simplement pu croire possible. On a touché là-bas à
une sphère profonde de la solidarité entre tout ce qui
porte face humaine ». C’est d’ailleurs pour cette
raison et pas seulement du fait de son engagement dans la guerre contre
le nazisme que l’Amérique indemne s’est cru autorisée,
comme l’Europe ravagée, à bâtir au cœur
de sa capitale un musée de l’holocauste et à faire
de ce musée un point de repère national. L’immense
crime perpétré sur le sol de l’Europe appartient
à l’expérience américaine car l’Amérique,
par-delà les tribulations de son histoire, est démocratique
de naissance et repose sur le principe de l’égalité
des hommes entre eux. La démocratie du nouveau continent n’est
pas seulement constitutionnelle : elle est consubstantielle à
la nation. Il n’y a pas de distinction possible, dans cette patrie
sans Ancien Régime, entre le régime politique et la patrie
: la forme est le contenu du sentiment national ; l’identité
s’incarne dans la Statue de la Liberté. Certes, et c’est
le moins qu’on puisse dire, l’Amérique n’a
pas toujours été à la hauteur de sa définition
: un musée de l’esclavage aurait indubitablement sa place
à Washington. Ce serait cependant chercher une mauvaise querelle
aux Etats-Unis que de les soupçonner de vouloir fuir, dans la
confortable évocation d’un génocide lointain, la
prise en compte de leurs propres turpitudes. Une stupeur sincère
et une horreur sacrée ont inspiré l’édification
de ce mémorial. Comme le rappelait fortement le conseil chargé
de sa préparation : « Evènement à signification
universelle, l’holocauste a une importance spéciale pour
les Américains. Par leurs actes et par leurs paroles, les nazis
ont nié les valeurs fondatrices de la nation américaine
».
L’Amérique démocratique et l’Europe démocratique
ressourcent leurs principes communs dans la commémoration de
la Shoah. Mais il y a une différence : l’Amérique
est victorieuse ; l’Europe cumule les trois rôles du vainqueur,
de la victime et du coupable. La solution finale a eu lieu sur son sol,
elle est un produit de la civilisation, elle a trouvé des complices,
des supplétifs, des exécutants, des sympathisants et même
des apologistes bien au-delà des frontières de l’Allemagne.
L’Europe démocratique a eu raison du nazisme, mais le nazisme
est européen. La mémoire rappelle sa vocation à
l’Amérique, et à l’Europe sa fragilité.
Elle nourrit le patriotisme américain et prive l’Europe
de toute assise positive. Ce qui unit l’Europe d’aujourd’hui,
c’est le rejet de la guerre, de l’antisémitisme et,
de proche en proche, de toutes les catastrophes qu’elle a fomentées,
de toutes les formes d’intolérance ou d’inégalité
qu’elle a mises en œuvre. Tandis que la sentinelle américaine
du « Plus jamais ça » se préoccupe des menaces
extérieures, l’Europe post-criminelle est, pour le dire
avec les mots de Camus, un « juge – pénitent »
qui tire toute sa fierté de sa repentance et qui ne cesse de
s’avoir à l’œil. L’Amérique
démocratique combat ses adversaires ; l’Europe ferraille
avec ses fantômes, si bien que l’invitation à la
vigilance se traduit là-bas par la défense (parfois peu
regardante sur les moyens) du monde libre et ici par l’insubmersible
banderole : « Le fascisme ne passera pas ».
Matin brun : tel est le titre du livre qui a eu le plus de
succès l’année dernière en France. L’auteur
– Frank Pavloff – est inconnu, l’ouvrage n’a
fait l’objet d’aucune recension critique, mais le bouche
à oreille a fait passer le message et il s’est déjà
vendu à plusieurs centaines de milliers d’exemplaires.
Cette fable édifiante et limpide raconte en douze pages l’histoire
de deux types, deux copains – ni héros, ni salauds –
qui, pour avoir la paix, font ce qu’exige d’eux l’Etat.
Or l’Etat demande à la population de piquer tous les animaux
domestiques non bruns. L’un sacrifie donc son chien, l’autre
son chat. Ils sont un peu surpris, mais ils obtempèrent. Comme
ils acceptent sans broncher que soient retirés des bibliothèques
les livres où les mots « chien » et « chat
» ne sont pas accompagnés de l’adjectif « brun
». Mais un nouveau délit est créé : avoir
eu un chien ou un chat non brun. Ils sont arrêtés. Fin
de l’histoire.
Lorsque le 21 Avril 2002, à la stupéfaction générale,
Le Pen, le candidat du Front National, a battu Jospin, le candidat socialiste,
et s’est retrouvé qualifié pour le second tour des
élections présidentielles françaises, les lecteurs
de Matin brun ont frémi. « Nous y voilà,
ont-ils pensé. Si nous ne réagissons pas séance
tenante, demain matin sera brun ». La réalité coïncidant
parfaitement avec le script de la vigilance, ils sont descendus dans
la rue, révoltés mais radieux et fiers d’être
ponctuels au rendez-vous que leur avait fixé la Bête, contrairement
aux générations antérieures insouciantes, apaisantes,
et, pour finir, consentantes. Le premier mai, des centaines de milliers
de gens, jeunes, vieux, blacks, blancs et beurs ont ainsi défilé
à Paris comme en province, dans un étrange climat d’euphorie
antifasciste : « On avait envie de chanter : « Le Pen,
on t’aime », a déclaré, avec candeur, l’un
des manifestants : « Il nous a réveillés. On dormait,
on s’ennuyait. Maintenant, tout le monde a le sourire ».
Jamais, en effet, premier mai n’avait été aussi
enlevé, aussi extatique, aussi mélangé, aussi lycéen,
aussi rafraîchissant. Jamais la joie et le sérieux n’avaient,
avec tant de ferveur, battu le pavé des villes. L’unanimité
régnait, l’humanité rayonnait. Une gravité
festive illuminait tous les visages. Leur sourire innombrable était
celui de la vie soudain allégée, par la lutte, de la banalité
des jours, et celui de la supériorité morale sur les hommes
du passé. Pas de transaction, pas de tergiversation, disait ce
sourire : la mobilisation s’impose. Et la mobilisation a payé.
Cinq jours plus tard, les urnes terrassaient la Bête et le sourire
de la lutte est devenu sourire de satisfaction.
Je partage cette satisfaction, je savoure le triomphe des gens sympas
sur les gens obtus sans toutefois entrer dans la danse car ce sont les
vainqueurs qui font aujourd’hui la vie dure aux Juifs. Pas tous
les vainqueurs bien sûr, mais il faudrait avoir une âme
obnubilée par les tragédies advenues pour ne
pas le reconnaître : la haine prospère dans leur camp et
non dans celui des fidèles de Vichy. Dans le camp du sourire
et non dans celui de la grimace. Parmi les hommes humains et non parmi
les hommes barbares. Dans le camp de la société conçue
comme rhapsodie des identités, des groupes, des minorités
et non dans celui de la nation ethnique. Dans le camp du respect
et non dans celui du rejet. Dans le camp fraternel du métissage
et non dans celui, frileux, du chacun chez soi. Dans le camp des inconditionnels
de l’Autre et non chez les petits bourgeois bornés qui
n’aiment que le Même.
Ce dont les Juifs ont à répondre désormais ce
n’est pas de la corruption de l’identité française
(ou européenne), c’est du martyre qu’ils infligent,
ou laissent infliger en leur nom, à l’altérité
palestinienne. On ne dénonce plus leur vocation cosmopolite,
on l’exalte, au contraire, et, avec une véhémence
attristée, on leur reproche de la trahir. On fait valoir nostalgiquement
que la judéité n’est plus ce qu’elle était.
Loin de mettre en cause l’inquiétante étrangeté
des Juifs, on s’inquiète de les voir nous rejoindre au
moment où nous nous quittons. On ne les accuse pas de menacer
l’Europe, on dit qu’ils ont régressé au stade
où étaient les Européens avant que le
remords n’introduise en eux la distance autocritique qui leur
a permis de placer la référence à l’humanité
au-dessus de tous les nationalismes et de séparer, sans faiblir,
ce qui est bien de ce qui est sien. A l’église catholique
qui a demandé pardon pour ses péchés par omission,
indifférence ou violence, la journaliste italienne Barbara Spinelli
opposait ainsi, dans un article retentissant paru en novembre 2001,
le judaïsme sans mea culpa : « S’il y a quelque
chose dont on ressent l’absence, dans le judaïsme, c’est
justement ceci : un mea culpa envers les populations et les
individus qui ont dû payer le prix du sang ou de l’exil
pour permettre à Israël d’exister ». Conséquence,
selon Barbara Spinelli : nul scrupule ne vient inhiber les pulsions
agressives et barbares du judaïsme contemporain. Rien n’arrête
l’auto-affirmation de sa puissance. Tous les peuples, tous les
Etats, toutes les institutions ont accompli leur devoir de mémoire.
Tous prennent sur eux. Tous acceptent humblement le fardeau civilisateur
de la culpabilité. Tous sauf les Juifs. Imbus de leur être
quand l’heure est à la contrition générale,
ils forment le seul peuple qui vive, affirme Spinelli, dans une condition
de liberté absolue. Ce qui revient à dire qu’ils
sont les derniers antisémites du monde occidental.
De même que Barrès considérait Dreyfus comme le
représentant d’une autre espèce, de même,
affirme-t-on maintenant dans le parti de la résistance au Matin
brun, Israël transgresse, en toute impénitence, la religion
de l’humanité à laquelle l’Europe a été
convertie par la prise de conscience de son antisémitisme : «
Quiconque attente à une vie d’homme, à la liberté
d’un homme, à l’honneur d’un homme, nous inspire
un sentiment d’horreur de tout point analogue à celui qu’éprouve
le croyant qui voit profaner son idole », écrivait Durkheim
pour justifier son engagement dreyfusard. Et le politologue Emmanuel
Todd constate – ou croit constater – aujourd’hui :
« L’incapacité de plus en plus grande des Israéliens
à percevoir les Arabes comme des êtres humains en général
est une évidence pour les gens qui suivent les informations écrites
ou télévisées ».
On craignait que l’oubli l’emportât sur la mémoire
; nous voici en présence d’une mémoire hypertrophiée
qui dépeuple l’univers au point de ne laisser subsister
que les deux archétypes du nazi et de la victime. On craignait
la perpétuation ou la réapparition de la haine raciale,
et il nous faut subir une exubérance anti-raciste qui recode
toute réalité – présente ou historique –
dans les termes de l’alternative entre reconnaissance et discrimination.
On s’inquiétait pour l’Autre, tant et si bien que
la figure de l’Autre a effacé celle de l’ennemi.
Les Palestiniens ne sont plus les ennemis des Israéliens, mais
leur Autre. Etre en guerre avec son ennemi est une possibilité
humaine. Faire la guerre à l’Autre est un crime contre
l’humanité. Dans le premier cas, le rapport est politique
et peut déboucher sur un compromis. Dans le second, c’est
de racisme qu’il s’agit et tout ce qui est raciste doit
disparaître. Là, en d’autres termes, où il
n’y a plus de place pour l’ennemi, celui-ci ressurgit sous
la forme maléfique de l’ennemi de l’Autre, c’est-à-dire
de l’ennemi du genre humain.
Comme tous les intellectuels juifs, comme tous les juifs visibles,
je reçois, ces temps-ci, des lettres désagréables.
Après la manifestation du 7 avril 2002 contre l’antisémitisme
et le terrorisme, une de mes correspondantes, excédée,
m’a écrit ceci : « J’ai dû voir la police
fouiller les personnes qui voulaient traverser le cortège des
drapeaux israéliens que les jeunes excités en calotte
bleue et blanche arboraient sûrs de leur saint droit. Sur la place
un petit « beur » d’à peine dix ans criait
à ses copains visiblement apeurés qui le retenaient :
« Si seulement j’avais une kalachnikov, je leur montrerais,
moi ! » Et je savais bien que je me sentais plus proche cette
fois de la vérité de ce petit miséreux que de tous
les jeunes qui triomphaient d’autosuffisance et de passion méprisante
et ignare sous leur calotte blanche et bleue ».
Ce petit miséreux n’a pas encore saisi de kalachnikov.
Selon toute vraisemblance, il ne le fera pas et en restera au stade
de la provocation verbale. Mais la langue qu’il entend autour
de lui et qu’il commence à articuler est la langue de l’islamisme
et non celle du progressisme. La lutte des classes ne lui dit rien,
le djihad l’enchante. Ses héros sont des figures
religieuses non des icônes révolutionnaires : Saladin plutôt
que Spartacus ou Che Guevara. Il vit dans un autre universel et ce qui
l’enrage, d’ores et déjà, ce n’est pas
le joug du capitalisme et de l’impérialisme sur les prolétaires
de tous les pays, c’est l’humiliation des musulmans du monde
entier. Il n’est même plus anti-sioniste : en Israël
ou en France, les Juifs, à ses yeux et dans ses mots, sont des
Juifs et rien d’autre.
Mais l’enfant rebelle a beau se détourner du progressisme,
les progressistes qui ne l’entendent pas cette oreille,
continuent, avec un amour inaltérable, à célébrer
sa rébellion. Il est l’Autre, en effet, pour Marianne Chassort,
ma correspondante. Et le ventre encore fécond d’où
a surgi la Bête immonde ne peut, en aucun cas, accoucher de l’Autre.
Il y a entre l’Autre et le monstre une incompatibilité
ontologique. L’Autre est innocent, l’Autre est pur, et s’il
ne l’est pas, s’il tient des propos infâmes, la faute
en incombe d’abord à ceux qu’il vise ; s’il
commet des actes répréhensibles, c’est en réaction
à l’esprit de réaction, en réponse aux sévices
ou aux brimades incessantes dont il est victime ; s’il s’énerve,
c’est parce que l’exploitation se combine avec l’exclusion
pour faire de lui un paria perpétuel ; s’il rêve
de tirer dans le tas, c’est parce que ses droits sont bafoués
en France et ses frères assassinés en Palestine ; s’il
devient soudain fanatique et furieux, c’est l’effet de l’existence
avilissante à laquelle les Chassort ou les « sionistes
» le condamnent. Les Chassort ont conscience de leur indignité
: ces juges-pénitents se frappent la poitrine ; ces représentants
du Même font amende honorable ; ces héritiers honteux se
« déchassorisent », se détribalisent, se post-nationalisent
et ne passent rien au passé cocardier, colonial et collabo dont
ils sont dépositaires, à l’inverse des « sionistes
» sans vergogne qui, en soutenant Israël, c’est-à-dire
Sharon, c’est-à-dire Hitler, perpétuent un crime
vieux de cinquante-cinq ans et suscitent la colère anti-raciste
des peuples.
Il est possible que ce jeune démon islamo-progressiste ne soit
pas, en fin de compte, si jeune que cela. Peut-être renoue-t-il,
en deçà de la courte période où l’Occident
s’est exprimé dans l’idiome du racisme, avec le discours
qui accusait le peuple élu de se croire supérieur aux
autres nations et de refuser la bonne nouvelle de la commune humanité
de tous les êtres humains. Peut-être est-ce l’antique
condamnation du Juif selon la chair, de son particularisme, de son exclusivisme,
de son égoïsme national qui trouve un nouvel accent. Peut-être
y a-t-il une résonance de l’Epïtre aux Romains
dans l’affirmation que le peuple d’Israël ignore
la justice universelle et n’obéit qu’à sa
propre loi. Peut-être, en un mot, le réquisitoire compassionnel,
humanitaire, antiraciste des juges – pénitents ne s’oppose-t-il
à la croyance scientiste dans la lutte des races et la survie
du plus apte qu’en actualisant Saint-Paul, c’est-à-dire
le grief fait à la postérité d’Abraham de
se crisper sur ses prérogatives et de s’en tenir aux liens
du sang quand on lui propose l’union des cœurs. Peut-être.
Reste, en tout cas, qu’il ne faut pas confondre les démons,
ni prendre pour une résurgence de l’antisémitisme
français l’actuelle flambée de violence contre les
Juifs en France. D’origine arabo-musulmane, cette violence sans
masque et sans détour a trouvé sinon une approbation littérale,
du moins un compréhensif écho chez les Chassort anti-chauvins
qui scandent aujourd’hui : « Nous sommes tous des immigrés
! » ou « Etrangers ne nous laissez pas seuls avec les Français
! », comme ils scandaient hier : « Nous sommes tous des
juifs allemands ! », et qui ont tiré de l’histoire
cette leçon impeccablement généreuse : quoi qu’il
arrive, prendre toujours le parti de l’Autre.