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Il faut sauver Rivero et les siens

par Olivier Languepin

Le Monde 21 avril 2003

 

Vingt ans : la sentence est très opportunément tombée, en même temps que Bagdad aux mains des marines. Pour avoir pacifiquement rendu compte d'une réalité non conforme aux dogmes du régime cubain, Raul Rivero, le directeur de l'agence indépendante Cuba Press, devra donc passer vingt années dans les cachots de Fidel Castro.

Avec Rivero, nous avions évoqué, lors de notre dernière rencontre, la possible application de cette loi 88, la "loi bâillon", avec ses peines si démesurées qu'elle semblait destinée à ne jamais être appliquée.

Nous étions tombés d'accord : c'est de l'intimidation, c'est pour faire peur. Vingt ans pour un délit d'opinion, ils n'oseront pas ! Ils ont osé. Huis clos, témoignages d'agents infiltrés, avocats commis d'office la veille : rien n'a manqué à la sordide mise en scène.

La dernière fois que j'ai rencontré Raul Rivero, il venait d'ailleurs de passer une nuit en prison : simple mesure d'intimidation assortie d'un avertissement sans frais. "Franchement, disait-il, je préfère encore ça que les types qui t'insultent dans la rue ou qui lancent des pierres sur ta maison au milieu de la nuit. Et puis je commence à être habitué. Mais je m'inquiète pour ma mère, qui habite chez moi. Elle a plus de 80 ans, alors, à chaque fois que la sécurité d'Etat débarque pour m'arrêter, elle s'affole."

Quand on vit depuis plus de quarante ans sous une dictature qui a pris la mauvaise habitude de distribuer les années de prison comme des remontrances ou des heures de colle, on ne se formalise plus pour une nuit au poste. Quant aux provocations et aux tentatives d'intimidation, elles font partie du décor d'un pays qui a choisi la peur et la délation comme système de gouvernement. "Le plus ennuyeux, ajoutait-il, ce n'est pas la détention, mais de se retrouver avec des droits communs. La dernière fois, j'ai passé la nuit avec un proxénète et un type accusé d'homicide. Je leur ai expliqué ce qu'était un avocat. Le lendemain, au petit déjeuner, on a eu du lait, une faveur inhabituelle, les types n'en revenaient pas."

Rivero m'avait reçu dans un local exigu et bruyant dans le quartier populaire de Marianao, à La Havane : une des nombreuses bases provisoires de Cuba Press, où s'activaient quatre personnes autour d'un seul téléphone. Une machine à écrire portative au chariot rétif posée sur une table bancale, une cafetière hors d'âge et des tasses en plastique dépareillées : les "mercenaires de l'empire américain qui les paie, les instruit, les camoufle et leur ordonne de tirer contre leur peuple" - ainsi s'expriment les aboyeurs de la presse officielle - ne roulaient pas sur l'or.

"J'ai longtemps travaillé pour la presse officielle, j'ai été correspondant à Moscou pour Prensa latina (agence cubaine d'information). Et un jour je me suis dit : je ne peux plus. Je ne peux plus supporter cette presse commémorative, grossière, qui reconstruit une réalité imaginaire pour décrire notre pays." L'arsenal de ces dangereux contre-révolutionnaires, désormais réduits au silence, fait plutôt penser à une bande de potaches : Internet a remplacé la photocopieuse et les feuillets ronéotés, mais on évite soigneusement de se moquer de la barbe du proviseur. "En tant que journalistes en marge du système officiel et considérés comme illégaux, nous devons compter constamment avec la pression policière : être très vulnérable m'oblige à une grande rigueur dans ce que nous publions", disait Raul Rivero.

Avec lui, j'avais pris une leçon de courage et de journalisme. J'avais pu le constater par moi-même : les dépêches de Cuba Press étaient précises et factuelles, elles ne faisaient qu'énumérer les pénuries, les manquements, les absurdités et les injustices d'un système bureaucratique et policier en cours de pourrissement. C'est sans doute cette rigueur et cette abnégation qui vaut aujourd'hui à Raul Rivero une des sanctions les plus lourdes parmi les 78 dissidents et journalistes indépendants emprisonnés à Cuba. Avec ces condamnations, suivies de peu par l'exécution sommaire de trois jeunes qui avaient tenté de détourner un bateau vers la Floride, Cuba se tourne résolument vers la politique du pire.

Triste épilogue pour une révolution qui jouissait à ses débuts d'un énorme capital de sympathie, et qui bascule aujourd'hui dans la paranoïa et la répression brutale, égarée par un caudillo autiste et vieillissant.

 

Olivier Languepin est journaliste.

ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 22.04.03
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