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Le bruit barbare

par Jean-Michel Delacomptée

Le Monde 7 novembre 2002

 

On ne le répétera jamais assez : la dictature des nuisances sonores traduit la dégradation croissante du lien social. C'est une forme de terrorisme "soft", au quotidien.

 

Paradoxe du gouvernement : alors qu'il proclame à tout vent son écoute des gens d'en bas, il fait preuve de surdité à l'égard du premier sujet de plainte des Français, le bruit. La question n'a rien de secondaire : d'après un récent sondage, le bruit représente la première cause de nuisance pour 54 % de nos concitoyens ; 100 000 plaintes sont déposées chaque année contre les nuisances sonores.

On aurait pu s'attendre que le budget 2003 du ministère de l'écologie et du développement durable prenne en compte cette réalité. C'est le contraire : le budget prévisionnel de la lutte contre le bruit s'élève à 5,93 millions d'euros, soit 0,8 % environ du budget de ce ministère, à comparer aux 188,7 millions pour le "renforcement des missions transversales", essentiellement des dépenses de communication. Moins qu'une goutte d'eau dans le budget de l'Etat.

Dès lors, le but visé ne peut être que dérisoire : il consiste, en effet, à "poursuivre la lutte contre les pollutions sonores", c'est-à-dire l'aide à l'insonorisation des logements aux abords des routes et voies ferrées, et des bâtiments d'enseignement, de santé et des hôtels. Vu le nombre de lieux concernés, on se doute que la situation n'a aucune chance de s'améliorer. "Poursuivre la lutte" : comme cette lutte n'a jamais commencé, il s'agit en réalité d'un problème majeur que l'actuel gouvernement, à l'instar des précédents, se refuse de traiter.

Le bruit touche pourtant en priorité l'habitat populaire. Personne n'ignore que l'une des plaies de la vie dans les grands ensembles, et plus spécialement dans les cités, réside dans la violence sonore, qui est par elle-même une incitation à la violence tout court (c'est pourquoi les stations de RER diffusent de la musique douce).

L'atteinte à l'intégrité corporelle est évidente : subir nuit après nuit musiques et pétarades n'est pas moins pénible que de croiser un groupe de jeunes dans les halls d'immeuble. Il s'agit de l'incivilité la plus immédiate et la plus commune. Etre pauvre, ce n'est pas seulement le chômage et le manque d'argent, c'est endurer le bruit des autres. Cette promiscuité qui touche les individus au cœur de leur vie intime accentue le stress, pose un problème de santé publique et favorise les haines à tonalité raciale.

Dans le même ordre d'idées, le bruit attaque les plus faibles. Pas uniquement les plus pauvres, mais les gens âgés, les malades, les femmes seules, tous ceux et celles qui n'ont pas les moyens physiques de faire cesser l'agression. Dans les faits, quel recours ces personnes ont-elles ? Aucun. Elles sont abandonnées à la tyrannie des bruyants, loi d'une jungle d'autant plus cruelle qu'elle est pratiquement niée.

Certes, le phénomène n'est pas nouveau : dans une lettre adressée le 30 mai 1937 au maire de Fontenay-aux-Roses, Paul Léautaud se plaignait des abus de la TSF : la rue où j'habite, écrivait-il, "commence, comme elle l'a été tout l'été dernier, à être inhabitable, journées et soirées, par les excès de sons auxquels se livrent les habitants de certains pavillons qui non seulement font marcher leur appareil au plus haut diapason, mais encore en tenant leurs fenêtres toutes grandes ouvertes, ou en plaçant même ledit appareil dans leur jardin. La liberté, vous le savez, c'est le droit pour chacun de faire ce qui lui plaît jusqu'à la limite du droit d'autrui".

La liberté, tout simplement ! Rien de nouveau sous le soleil. Sauf que le nombre d'appareils sonores a été multiplié jusqu'à saturation. Que les routes, autoroutes, aéroports, voies ferrées enserrent le pays dans un filet implacable. Que désormais même le sommet des montagnes est pollué par les engins à moteur. Que les gens bricolent de plus en plus, conséquence des 35 heures et des facilités fiscales, et que les week-ends résonnent de perceuses, foreuses, tondeuses, tronçonneuses, coups de marteau, auxquels il est impossible d'échapper. Heureusement, les frimas approchent. Ceux qui abhorrent le bruit se félicitent de la météo pourrie. Le beau temps est pour eux une calamité.

On ne le répétera jamais assez : la dictature du bruit traduit la dégradation croissante du lien social. Elle ne témoigne pas seulement d'un mépris abyssal pour l'intérêt d'autrui, elle fabrique un no man's land où tout est permis, comme sur la route. Ou comme dans les cités. C'est une forme de terrorisme soft, au quotidien.

A des degrés divers, l'espace public devient une zone de non-droit, intégralement remplie par la jouissance des uns et l'impuissance des autres. Il n'y a plus de citoyens ni de voisins, mais des bourreaux par insouciance et des victimes sans identité. L'espace du bruit n'appartient à personne. Non-communication maximum. Quintessence de l'incivilité.

Cela va au-delà de la confusion tout à fait inquiétante pour la démocratie entre les sphères publique et privée à laquelle on assiste par ailleurs, quand on voit par exemple les proches des politiques, épouses, époux, filles, fils, etc., mis sur le devant de la scène à parité avec les responsables et engagés dans leurs équipes, ou ces émissions de TV où les politiques et les histrions viennent se pavaner ensemble (on se souvient de Michel Rocard traîné dans la boue par un amuseur déplorable).

Dans le même temps, la violence augmente, aussi bien celle de l'économie que de la délinquance. La loi du plus fort s'imprime sur la psychologie ou sur le corps de l'autre. De plus en plus, chacun cesse de s'appartenir. Nouvelle barbarie, dont le raffut généralisé constitue l'un des signes.

Il faut reconquérir le droit au silence, liberté fondamentale au même titre que celle de circuler sans risques. On sait bien, toutefois, qu'il est difficile de comprendre la souffrance provoquée par le bruit quand on ne le subit pas soi-même, et qu'on n'ose pas demander le silence à ceux qui le brisent, par crainte de paraître importun. C'est en cela que le gouvernement peut agir. Il a enfin engagé la lutte contre les assassins de la route, c'est tout à son honneur. L'Etat doit cependant admettre que si la pollution par le bruit ne tue pas, elle appelle, comme la sécurité routière, un traitement spécifique et massif.

Le plus simple serait de commencer par une forte campagne de sensibilisation destinée au grand public. D'autres progrès viendront ensuite, et l'on s'étonnera peu à peu du délire sonore dans lequel on baigne. Education à la citoyenneté, une telle campagne inciterait les collectivités locales à s'impliquer dans la solution des cas les plus lourds (routes, aéroports, voies ferrées), mais d'abord elle permettrait à chacun de se sentir autorisé à intervenir contre les bruyants sans passer pour un ringard ou pour un gêneur. Elle faciliterait ainsi la responsabilisation mutuelle sans avoir besoin d'en appeler immédiatement à la répression. Elle aiderait, tout bonnement, à se comporter en adultes.

A un stade supérieur, plus philosophique en quelque sorte, il conviendrait de faire pour le silence comme on l'a récemment proposé pour la nuit, à présent disparue derrière les lumières urbaines : proclamer le silence patrimoine de l'humanité. Porté au niveau européen, ce projet exprimerait la vision de la société que défend justement l'Europe : une vision humaniste, fondée sur la liberté des individus. Ce sont des initiatives de ce genre qui aideront la civilisation à sauvegarder ses bienfaits et à l'emporter sur la barbarie rampante.

 

Jean-Michel Delacomptée est écrivain, maître de conférences en littérature française à l'université Paris-VIII.

ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 07.11.02

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