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J'irai cracher sur vos pelouses

par Laurent Greilsamer

LE MONDE 24 juin 2004

 

Est-ce grave ? Est-ce sain ? Nouveau ? Ces questions, selon toute apparence, ne sont pas de saison, et les dirigeants de l'Union européenne de football (UEFA) n'ont pas encore pris la mesure du phénomène. Il fut un temps où nos sociétés, légitimement préoccupées de l'hygiène publique, interdisaient de cracher dans les rues et le métro. Cela relevait du savoir-vivre et d'une volonté de lutter contre des maladies infectieuses comme la tuberculose.

Aujourd'hui, cracher devient un geste qui vous pose, un comportement qui donne de l'assurance, comme fumer permet à certains d'évacuer leur timidité. Je crache, donc je suis...

Le footballeur crache parce qu'il est footballeur. Chacun de ses sprints se ponctue d'un crachat. Chacun de ses efforts est marqué de la sorte. Cela correspond à un soupir, une respiration. Travail accompli. Parfois, le geste peut signifier le dépit. La passe a été ratée, le dribble loupé : le footballeur s'afflige, pique du nez, et crache pour solde de tout compte.

Les professionnels expliqueront que l'accélération brutale du rythme cardiaque et l'intense sollicitation du système respiratoire provoquent ces excès salivaires. Mais pourquoi les footballeurs d'autrefois ne crachaient-ils pas ? Pourquoi les cyclistes, dont les organismes sont pourtant requis au-delà du raisonnable, s'abstiennent-ils ? Pourquoi les athlètes de haut niveau (sprinteurs, coureurs de demi-fond, etc.) font-ils de même ? Par élégance et par discipline.

Les footballeurs crachent aujourd'hui par réflexe. Ils crachent même avant tout effort, pour saluer leur arrivée sur la pelouse : c'est leur tic ou leur toc, comme celui de nombreux jeunes depuis quelques années. Qui a servi de modèle ? Qui imite qui ? Quel est le jeune de l'autre ? On ne sait.

Passons. Admettons un instant que le crachat participe de l'inévitable footballistique. Le corps a ses flux et ses humeurs qui n'ont rien d'obscène, après tout. Mais que dire du crachat de mépris ?

Oui, aussi incroyable que cela puisse paraître, les footballeurs ne se contentent plus de cracher à terre, ils se crachent dessus. Les retransmissions des matches de l'Euro 2004 à la télévision viennent de conduire les autorités sportives à prendre des sanctions.

Le joueur italien Francesco Totti a été suspendu pour trois matches après l'examen d'images vidéo accablantes le montrant en train de souffler sa salive au visage du Danois Christian Poulsen. Sur le coup, l'arbitre et ses assesseurs ne s'étaient aperçus de rien. Il aura fallu la reprise des images du match sur Internet pour alerter l'instance arbitrale.

L'attaquant suisse Alexander Frei a pour sa part été suspendu, lundi 21 juin, quinze jours à titre conservatoire. Des images de la télévision allemande le montrent en train de cracher sur la nuque du milieu anglais Steven Gerrard. Avant même cette décision de l'UEFA, la Fédération suisse de football avait décidé de l'écarter du match contre la France.

Le football n'a pas le monopole de la vulgarité. Mais, en l'occurrence, il s'offre une mauvaise publicité et manifeste un archaïsme qui laisse perplexe. Il exhibe au passage une agressivité primaire. Imagine-t-on des rugbymen se cracher au visage ? Impensable. Le foot se croit-il d'une autre trempe ?

Ses stars - ces adultes florissants et surpayés - se conduisent sur la pelouse comme dans une cour de récréation. Avec ce côté mal dégrossi de l'enfance et une parfaite ignorance du plus élémentaire respect de l'autre. Ainsi certains s'offrent le droit de cracher pour intimider, rabaisser ou humilier comme les aristocrates pensaient légitime, sous l'Ancien Régime, de faire bastonner par des valets tel ou tel pour lui apprendre à vivre...

Voilà donc le football qui s'insulte lui-même et donne la plus pitoyable des images. Peut-être conviendrait-il tout simplement de demander aux footballeurs d'arrêter de cracher à tout propos. Est-ce trop demander que de souhaiter une trêve du crachat ?

Laurent Greilsamer

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