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Éditorial n° 31, vendredi 19 mars 2003


In-nocence et "question sociale".

De passage sur le forum de l'In-nocence, un visiteur nous parle très aimablement de notre site en général, mais déplore que tienne insuffisamment de place, dans notre programme et nos débats, ce qu'il appelle "la question sociale".

Je ne suis pas loin de lui donner raison - au moins en partie.

Mais d'abord il faudrait s'entendre, me semble-t-il, sur le sens qu'il convient de donner à cette expression un peu désuète, mais pas nécessairement périmée pour autant, la "question sociale".

D'après les quelques exemple qu'avance notre correspondant lorsqu'il précise la nature de ses propres préoccupations, et les excès de discrétion qu'il nous prête, je crois comprendre qu'il pense surtout à la pauvreté, à la misère, à la crise du logement dans son aspect le plus aigu, aux "sans abri", aux "sans domicile fixe", à tout ce et tous ceux qu'il est convenu depuis quelques années d'évoquer par les termes d'"exclusion" et de "précarité". Il évoque même en passant l'abbé Pierre - ce qui m'encourage à juger que c'est bien de ce côté-là qu'il faut s'attacher à comprendre ce qu'il nous dit, et ce qu'il nous reproche très courtoisement.

Bien entendu je ne crois pas que la "question sociale" se réduise à celle de la misère, de l'exclusion et de la précarité ; et d'ailleurs je ne pense pas que notre interpelleur lui-même entende l'expression de façon aussi étroitement circonscrite, même s'il est évident, à le lire, que ses inquiétudes les plus pressantes le portent bien, ainsi qu'il est normal, de ce côté-là.

La "question sociale", historiquement, il faut bien admettre que ce fut pour l'essentiel la menace que faisait peser sur l'ordre bourgeois l'ensemble des classes laborieuses et nécessiteuses, dont il n'était pas rare, d'ailleurs, qu'elles n'en fissent qu'une. Nous dirons de façon plus objective et plus sereine, mais peut-être moins exacte, que se trouve désigné par là l'ensemble des domaines de la réflexion et de la pratique politiques où il est débattu de la répartition des richesses, du travail, du pouvoir, du prestige, des avantages de toute sorte et des sujétions diverses entre les individus, les classes, les groupes d'une espèce ou d'une autre au sein d'une société donnée. De ces domaines relèvent en tout ou partie le système constitutionnel, le système électoral, les règles de la citoyenneté, le régime de la propriété, le système juridique, le système économique, le système fiscal presque par excellence mais aussi le système éducatif, le système culturel, le système de santé et de nombreux autres. Dans la mesure où le parti de l'In-nocence a des vues assez arrêtées sur les façons les plus opportunes d'aménager ces différents champs de la politique au sens large, on ne saurait dire sans quelque injustice qu'il se désintéresse de la "question sociale".

Tout au contraire, il la met partout.

Son idéal et son objectif, on l'a dit et répété, sont d'offrir à tous les citoyens quels que soient leur âge, leur condition sociale ou leur origine (et très contrairement à ce qui est le cas aujourd'hui), la possibilité d'être tout ce qu'ils peuvent être, socialement, économiquement, intellectuellement, culturellement, ontologiquement et même spirituellement - cela aussi longtemps bien sûr que ce qu'ils peuvent être n'en vient pas à constituer, pour les autres, une nocence illégitime.

Un tel idéal et un tel objectif impliquent au premier chef un système éducatif qui éduque vraiment, et qui mène aussi loin qu'ils le peuvent et qu'ils le veulent, dans la connaissance et dans la formation de soi-même, les enfants, les adolescents et même les adultes qui y sont engagés. Un système éducatif enrayé est sans doute le pire empêchement qui soit à toute évolution satisfaisante de la "question sociale".

Le même idéal et le même objectif impliquent la garantie pour chacun d'un environnement sain, sûr, propre, spacieux, et qui fasse une large place à la beauté. Dans ce domaine-là comme en le précédent il ne s'agit plus de conserver, hélas, puisque pareil état des lieux a d'ores et déjà été détruit, mais bel et bien de rétablir, dans la mesure du possible. Un territoire délabré, un air pollué, un paysage souillé, une croissance démographique ininterrompue entraînant la promiscuité et aliénant de ce fait la liberté autant que la dignité, compromettent toute réponse favorable à la "question sociale".

Le même idéal et le même objectif originels impliquent une réflexion collective sur la nocence de tous contre chacun et sur les moyens de la combattre, qu'il s'agisse de simple incivilité ou de violence physique, que cette nocence porte directement sur les personnes ou qu'elle s'attaque à leur cadre de vie, à leur lieu de résidence, à leurs possessions privées ou au patrimoine commun, naturel, immobilier ou mobilier, matériel, culturel ou spirituel. Une existence constamment exposée à l'agression petite ou grande, ou bien soumise jour après jour à la simple indifférence des autres quant à la nocence qu'ils exercent - qu'il s'agisse des voisins, des co-usagers des moyens de transports ou des services publics en général, des co-ayants droit de l'espace collectif, de tous ceux qui partagent avec nous la rue, l'escalier de notre immeuble, les berges, les plages ou les forêts-, une telle existence non seulement rend vaine toute solution prétendue à la "question sociale", mais elle constitue, en soi, l'un des aspects les plus ardus du problème qu'il s'agit de résoudre.

Le même idéal et le même objectif d'accomplissement le plus complet possible de soi-même, pour chacun d'entre nous, impliquent le maintien ou plutôt le rétablissement d'un milieu culturel et d'un état de civilisation où l'essor individuel de l'intelligence, le développement des aptitudes, l'exercice spirituel et moral, la création intellectuelle, scientifique, artistique, la vie elle-même et jusqu'au temps, aux heures du jour, conservent ou acquièrent un sens, une dignité, une valeur en acte et pas seulement en paroles. Il ne sert à rien de prétendre traiter la "question sociale" en s'efforçant d'assurer à tous un accès égal à un monde et à une société dont la signification s'est retirée, où le temps n'est rien d'autre que la durée, où le geste n'a pas plus de portée que la parole n'a de prix, où vivre, parler, promettre, nuire ou tuer ne veulent rien dire.

Le même idéal et le même objectif exigent aussi qu'à nul il ne soit apporté d'empêchement à ce qu'il s'assure, dans l'in-nocence, les moyens matériels d'un accomplissement conforme à ses talents et à ses vœux. Il va sans dire que doivent être distingués ici - bien qu'il existe une large zone intermédiaire - ceux qui sont capables de s'assurer par eux-mêmes ces moyens-là, et ceux qui ne le sont pas. Ceux qui ne le sont pas , du fait de l'âge ou de l'état de santé, relèvent de la solidarité nationale, qui ne sera jamais trop généreuse, sauf quand un excès de générosité menacera de l'éteindre. Aux autres il importe de garantir, bien plus que des droits et encore des droits, qui seraient autant de charges pour la Nation (c'est-à-dire pour leurs concitoyens), des libertés, toutes les libertés compatibles avec l'in-nocence.

Cela posé il apparaît bien que l'In-nocence est nettement plus sensible à la "question sociale" que notre correspondant ne paraît se l'imaginer. Il se pourrait même que nous soyons seuls, cette question, à la poser en termes conséquents.

Mais je ne perds pas de vue qu'en faisant référence à la "question sociale" celui qui s'adresse à nous songe surtout, ou d'abord, à la misère, à la précarité, à l'exclusion, à ces hommes et ces femmes qu'on voit se presser toujours plus nombreux aux distributions gratuites de repas, ou bien à tous ceux pour lesquels l'abbé Pierre, puisque c'est à lui qu'il a été fait expressément allusion, se bat afin qu'ils puissent avoir un logement convenable. J'écris avoir un logement plutôt qu'obtenir, car il me paraît que la dignité de l'homme commande que l'on sorte, hors les cas d'invalidité manifeste que j'envisageais à l'instant, et qui déjà ne sont que trop nombreux, d'une configuration d'assistanat perpétuel, où la constante revendication de droits, paradoxalement, ne fait que souligner un statut d'infériorité et donc d'inégalité, puisque ces droits ce sont les concitoyens - en théorie des égaux en droit, justement - qui sont sommés d'en assurer à leurs frais la coûteuse garantie.

Or ce problème du logement, justement, qui est l'un des plus pressants au sein de la "question sociale" dès lors qu'elle est considérée au premier chef comme question de la misère, ou de la menace de la misère : que nous dit tous les jours l'image, de ce que les discours veulent nous taire ? Elle nous dit que ce problème n'est en aucune façon dissociable de celui de l'immigration ; que ce sont essentiellement des immigrés, ou des enfants d'immigrés, ou des parents d'immigrés, qu'il s'agit de loger ; et que peut-être, s'il y a aussi quelques non-immigrés parmi les personnes en quête désespérée d'un logement (je ne fais pas allusion ici aux simples encombrements immobiliers, à la monté des prix, et à l'insuffisance de l'offre par rapport à la demande), c'est en grande partie parce qu'à d'innombrables immigrés il a été possible, quoiqu'on en dise, d'en assurer un - toutes nos banlieues en attestent.

Je suis obligé de renvoyer ici à mon précédent "éditorial" : "Racisme, antiracisme, offuscation". Je suis même obligé de me répéter.

L'antiracisme a raison, il doit être soutenu par tous les moyens, il doit surtout être pratiqué à tous les instants aussi longtemps qu'il est une morale, un répertoire des préceptes de l'in-nocence, une éthique du respect et de l'amour de l'autre en tant qu'il est autre, de l'étranger en tant qu'il est étranger, de l'aliénité en soi, de l'étrangèreté dans le monde.

En revanche l'antiracisme a tort, et même il devient une calamité éthique et intellectuelle, économique et sociale, sitôt qu'il cesse d'être une morale pour se pétrifier en dogme, sitôt qu'il veut nous persuader de contre-évidences aussi manifestes comme telles que le mystère de la Sainte-Trinité, et sitôt qu'il jette sur le monde, afin d'empêcher que demeure visible et dicible la masse énorme de tout ce qui contredit à ses articles de catéchisme, un immense voile d'obscurité, voire un couvercle obscurantiste.

L'antiracisme ressemble - mais c'est autrement grave - à ces grammairiens et puristes qui, désespérant de faire comprendre aux masses quand il est loisible et quand il ne l'est pas d'employer l'expression de suite, s'exaspèrent, et préfèrent poser une fois pour toutes, contre toutes leurs convictions informées et pondérées, que de suite est à proscrire dans tous les cas. Les antiracistes, eux, désespérant d'établir l'amour, l'in-nocence et l'harmonie entre les races, entre les peuples, entre les tenants des diverses religions, entre les individus appartenant par l'origine à des groupes, à des cultures, à des civilisations différentes et de toute espèce, se sont exaspérés pareillement, par frustration éthique, peut-être, ou bien par impuissance, et ils ont posé une bonne fois, d'abord qu'il n'y avait pas de races, que les races n'existaient pas, que ce mot-là n'avait pas de sens, et ensuite que les individus étaient des individus et rien d'autre, des citoyens du monde, des êtres humains, et qu'il ne fallait surtout pas opérer entre eux de distinctions selon qu'ils appartenaient par l'origine à tel ou tel groupe, à tel ou tel peuple, à telle ou telle ethnie, religion ou civilisation - d'ailleurs ils "n'appartenaient" pas.

C'était là, comme il arrive, se résigner, par incapacité à agir sur les faits, à n'agir plus que sur les mots. Sans doute espérait-on que les mots finiraient, qu'ils soient imposés ou bannis au contraire, par avoir quelque influence bienfaisante, eux, sur les choses, sur les êtres et les faits. Mais c'était prêter bien des pouvoirs à des vocables choisis mensongers ou spécieux, ou bien à des termes proscrits, et dont on attendait tout de la proscription.

Ainsi rien n'était plus facile que de déclarer avec justesse qu'il n'y avait pas de races. Il suffisait pour cela de prendre ce très vieux mot, chargé qu'il était, comme tous les vieux mots, de significations multiples, stratifiées et parfois contradictoire, en un unique sens étroit, pseudo- scientifique, et que ne lui avaient prêté que des savants fous ou criminels, et ceux qui s'étaient servi de ces experts prétendus pour leurs sinistres desseins - autant dire l'ennemi, bien sûr, cet ennemi même qu'il s'agissait d'abattre, et qu'on prétendait combattre, très paradoxalement, en ne retenant pour ses vocables, fût-ce pour les interdire, que les acceptions décidées par lui. Toujours le procédé magique, par exaspération ou par peur : le mot race a commis des ravages atroces, donc on bannit le mot race, et l'on pose que n'existe pas, que n'a jamais existé, tout ce qu'il a pu désigner dans le passé, dans la langue courante aussi bien que dans la littérature, dans le vocabulaire des poètes comme en celui des assassins.

Meno male - mais c'était loin d'être assez.

Par des procédés de cette sorte, ce sont des pans immenses de l'expérience et du monde qui, de proche en proche ont été gommés, effacés, sommés de disparaître, interdits de mention - et cela toujours avec les meilleurs intentions concevables : c'est par amour de l'humanité, une fois de plus, et pour son seul bonheur, qu'on égorgeait la vérité dans des caves, en étouffant ses gémissements, à la surface, sous des flots de discours convenus, inaugurés chaque par les rituels c'est vrai que… du mensonge.

Ainsi les observateurs savants, comme les praticiens empiriques de vivre, avaient accumulés à travers les siècles des trésors de connaissances à propos des peuples, des religions, des civilisations, de leurs effets respectifs sur les individus et les groupes, sur leurs relations mutuelles, sur le rôle des uns et des autres, et de leurs trop fréquents affrontements, dans le façonnement de l'histoire. C'étaient là, certes, des connaissances très impures, fortement mélangées d'erreurs, de préjugés, de mythes, d'aveuglement sur soi-même et sur l'autre et d'animosités. Mais parce qu'elles n'avaient pas toujours raison on a décidé qu'elles avaient toujours tort, et la perte est immense.

Il faudra un jour se décider à faire un sort à ce pont aux ânes de toute discussion moderne, à savoir cet argument, qui se juge à chaque fois triomphant, et qui se prend pour la voix même de l'intelligence, selon lequel il serait impossible, voire criminel, et en tout cas imbécile, de dire les ceci ou les cela - les homosexuels, les catholiques, les femmes, les juifs, les arabes, les musulmans, les Tchèques, les Chinois - parce qu'il y aurait autant de cecité ou de celaïté que de cecis ou de celas, et qu'en conséquence il serait impossible, voire criminel, etc., de généraliser. Il n'est pas un intervenant de base dans le moindre débat convenable qui ne gagne deux ou trois minutes, après les dix ou douze c'est vrai que… de rigueur, et ne soit convaincu de s'installer durablement ce faisant en position de force, dès lors qu'il a rappelé d'un air entendu ce précepte éculé, pas de "les …", comme s'il venait d'en accoucher en sa sagesse. Mais la position de force que peut valoir pareil rappel est toute stratégique, en mettant les choses au mieux. Elle n'est nullement logique. Car s'il est bien vrai, ou presque vrai, qu'en général il y a presque autant de sinosités que de Chinois, de féminités que de femmes et d'homosexualités que d'homosexuels, il n'en reste pas moins que Chinois, femme, homosexuel, chrétien, arabe, bouddhiste, noir, blanc, européen, indien et que sais-je encore sont des mots qui continuent d'avoir un sens - un sens comme tous les sens, un sens un peu tremblé, un sens stratifié, contradictoire, aux confins flous, aux zones périphériques d'attribution douteuse, aux marches contestées mais un sens tout de même, et précieux, indispensable à la raison.

Je crois que je faisais l'éloge de la généralité, dans le précédent éditorial, ou de la généralisation comme l'une des plus essentielles, des plus nobles et des plus utiles activités de l'intelligence. Généraliser n'a de vertu que dialectique, il va sans dire, et dans la seule mesure où cet exercice délicat se combine avec l'analyse, et tire sa tension constitutive d'une opposition essentielle avec le processus d'individuation, d'individualisation. Tocqueville, quand il dresse son grand tableau de l'Amérique, nous éblouit par sa capacité de généralisation ; et sa capacité particulière et merveilleusement éclairante de généralisation nous éblouit à son tour, ou plutôt dans le même temps, par son caractère contradictoire, feuilleté, à même de prendre en compte l'individu, la nuance, le cas particulier, le caractère irréductible de la personne, son in-interchangeabilité fondamentale. Il y a certes des généralisations abusives. On peut même aller jusqu'à dire, sans doute, qu'il y a dans le processus même de généralisation un risque inhérent d'abus, et, comme pour la forme, le pari d'un sacrifice, d'un moins pour le plus, de la part de la raison. Mais ce serait une très grave erreur, et Dieu sait qu'elle a souvent été commise, que de rejeter sous ce prétexte la généralisation en général.

Relève bel et bien du racisme, nous l'avons vu, du vrai racisme, et donc de la faute intellectuelle et morale, tout ce qui tend à écraser l'individu sous le général, l'être sous le groupe, le vivant sous l'origine - et par exemple toute réduction d'un homme ou d'une femme à leur appartenance ethnique, tout jugement à leur égard, tout choix de comportement à leur endroit, qui ne les envisage pas dans leur caractère unique d'individu irremplaçable, in-interchangeable, et qui rabat sur eux l'appartenance, comme une chape. Relève en revanche de l'obscurantisme tout ce qui, au prétexte d'éviter ce premier et très grave écueil, prétend, par exaspération face à la lenteur de la vertu, par déraisonnable impatience de la raison, par dangereux sentiment du danger, que l'origine n'est rien, que l'appartenance ne compte pas, qu'il n'y a que des individus, que dans le monde et dans la cité ne sont pas à l'œuvre et souvent en rivalité des civilisations, des peuples, des religions, des ethnies, des groupes de toute espèce et des blocs, semblables à des plaques tectoniques, qui, autant et plus que les individus, font l'histoire et donnent éternellement sa lumière au présent.

Je ferme ici cette longue parenthèse, qui est en quelque sorte une enclave du précédent éditorial dans celui-ci, pour dire et répéter qu'à mon avis la dite "question sociale", et spécialement dans le sens où paraît l'entendre notre correspondant, est totalement indissociable, non seulement de l'immigration, qui après tout n'est qu'un épiphénomène, mais de ce qu'on est tenté d'appeler provisoirement, et faute de mieux, bien conscient qu'on est des risques qu'on encourt, la "question ethnique", avec tout ce qu'elle implique d'aspects culturels, religieux, linguistiques et j'en passe.

Les civilisations, les ethnies, les nationalités, les cultures, les religions, ne mettent pas au premier plan les mêmes valeurs. Elles n'ont pas les mêmes façons d'habiter, non seulement d'habiter la terre mais d'habiter un appartement, un immeuble, une ville, une "cité", l'espace public. N'ayant pas la même histoire elles n'ont pas la même relation à l'État, au pouvoir, au contrat social. Bien entendu leurs traits constitutifs - sur lesquels on ne peut d'ailleurs généraliser qu'avec la plus extrême prudence, et tout en restant toujours bien conscient que ces généralisations ne répondent pas toujours automatiquement, bien loin de là, très loin de là, du cas d'individus qui souvent, par leur seule existence, y contredisent radicalement-, bien entendu les traits constitutifs de ces civilisations, de ces ethnies, de ces cultures et de ces groupes divers, évoluent. Mais ce n'est pas au même rythme que les individus, et ce n'est pas forcément dans le même sens que les évolutions des autres groupes auxquels ceux-là sont confrontés, ou associés dans un même État.

On nous fait remarquer, et on a raison, que la misère a toujours existé. Cela est vrai, certes, mais de cette vérité il ne s'ensuit pas nécessairement que la misère actuelle n'est pas liée à l'immigration, qu'elle n'est pas pour une très large part une misère immigrée. La France, qui est depuis longtemps, à l'échelle des nations, un pays riche, était presque parvenue, à l'issue des défuntes "trente glorieuses", à résorber, de la misère proprement dite, ce qui peut l'être. Entre les deux époques de la plus grande audience et de la plus large visibilité de l'abbé Pierre - audience et visibilité qui l'une et l'autre, entre autres choses, sont des symptômes, bien entendu -, il y eut une assez longue période où l'extrême pauvreté, sans avoir tout à fait disparu, il s'en faut de beaucoup, avait cessé de pouvoir se confondre, même provisoirement, avec la "question sociale". Elle était certes une "question sociale", parmi beaucoup d'autres, mais il ne serait alors venu à l'esprit de personne, comme ce semble être venu à l'esprit de notre correspondant, de réduire à elle la "question sociale" .

Il va de soi que nous ne confondons pas les effets et les causes, les victimes avec d'éventuels coupables, les exclus avec les responsables de l'exclusion. Il ne s'agit pas de désigner quiconque à la vindicte raisonneuse, et surtout pas des individus - sauf peut-être les politiciens inconscients, les idéologues grisés par leur belle âme et ses démangeaisons de vertu, les suiveurs, les lâches, les moutons de Panurge, les amoureux de l'aveuglement et les Amis du désastre, qui ont laissé se produire et se conforter, depuis trente ans et plus, une situation dont il était d'emblée fort évident qu'elle ne pouvait entraîner que du malheur, de la misère, de l'impuissance et de la violence : une violence dont nous sommes sans doute bien loin, les récentes horreurs madrilènes nous le rappellent, d'avoir bue la coupe jusqu'à la lie.

On en revient toujours au mot qu'il est convenu de trouver malheureux, et qui n'a contre lui que la platitude piétonnière du bon sens, de Michel Rocard, selon qui la France ne saurait accueillir, ou prendre en charge, toute la misère du monde. Rocard lui-même, certainement, et l'In-nocence avec lui, et sans doute une majorité de Français, sont néanmoins d'accord pour que la France, de la misère du monde, prenne plus que sa part. Encore faut-il lui en laisser les moyens. Or ce sont précisément ces moyens que la politique immigrationniste lui a ravis.

Aucune nation au monde ne place l'égalité si haut que la nôtre, qui est allée jusqu'à l'inscrire au centre de sa devise nationale. Mais il faut bien voir ce que ce terme ronflant recouvre de méchante rancœur, de vindicte calculeuse, d'horreur de la réussite des autres, d'indignation prude à leur bonheur présumé, et surtout de propension fatale à scier la branche sur laquelle on est assis soi-même.

C'est éternellement la fausse mère du jugement de Salomon : elle aime mieux un nourrisson coupé en deux, c'est-à-dire mort, qu'un nourrisson vivant, mais confié tout entier à une autre.

La haine de la richesse de quelques-uns a détruit, principalement par le moyen de l'impôt, l'aisance d'une classe assez nombreuse, mais aussi les conditions même qui avaient fait le prestige culturel du pays, son intelligence, et peut-être la liberté dont on y jouissait.

La haine de l'inégalité dans l'éducation (alors que l'éducation pourrait fort bien être définie comme l'art d'être inégal, et d'abord inégal à soi-même, de préférence supérieur) a fait que presque plus personne n'a reçu d'éducation digne de ce nom, dans notre pays, que le système éducatif lui-même s'est effondré, et que pour la culture il n'y a plus de public, comme le montre tous les jours la télévision, spécialement en ses émissions "culturelles".

Les mêmes principes rabougris sont en train de détruire l'hôpital, et peut-être la santé publique : puisque tout le monde n'est pas également bien soigné, qu'au moins tout le monde soit mal soigné ; et s'il faut être traités comme des chiens, qu'au moins nous soyons tous des chiens.

Et les mêmes principes encore, ceux de la vindicte et de la rancœur agissant d'enthousiasme contre leurs propres intérêts, font que, au niveau international cette fois, par horreur de l'inégalité entre les nations, on détruit les conditions de la prospérité des quelques nations prospères, en transportant chez elles les conditions, les mœurs, les attitudes civiques, les religions et les fanatismes qui ont assuré la pauvreté, le malheur et l'absence de liberté au sein des nations pauvres, malheureuses et soumises - lesquelles, faut-il l'écrire, ne sont pas le moins du monde enrichies, ni éclairées, ni soulagées dans leurs épreuves, bien au contraire, par ce gigantesque processus qu'on ne peut même pas appeler d'égalisation par le bas, car c'est plutôt par le vide.

Je me suis fait traîner dans la boue, et tout spécialement par le rédacteur en chef du Monde, grand spécialiste d'Haïti, nous a-t-il expliqué, pour avoir écrit, entre autres choses, que si Haïti, par quelque miracle, avait soudain pour population celle des Pays-Bas, celle de la Suisse ou celle d'Israël, ce serait en cinq ou dix ans un pays raisonnablement prospère et ordonné. Moyennant quoi un journaliste du Monde, à présent, écrit en toute quiétude la même chose, mais cette fois à propos d'une demi-douzaine de pays d'Afrique. A cet indice et quelques autres on pourrait se reprendre à espérer, et commencer d'imaginer que l'immense voile d'opacité que l'antiracisme dogmatique a étalé sur la réalité du monde commence à se soulever par endroits. Mais ce mouvement-là, même s'il n'est pas une illusion de l'espérance, arrive bien tard. Et il n'interrompt pas la mise en place innombrable d'un état de fait qui pourrait bien garantir à notre pays, en fait de "question sociale" et d'avenir, le présent d'une Algérie ou d'un Burkina-Faso, voire le passé sans cesse récurrent d'une Irlande du Nord, d'une Bosnie-Herzégovine, d'un Kosovo, d'un Liban ou d'un Israël-Palestine mêlés.

Détruire la richesse de quelques-uns n'a jamais assuré la prospérité de tous. Détruire la richesse d'une nation ne fait rien pour le bien-être des autres. On n'enrichit pas l'ensemble d'une population, ou l'ensemble du monde, en commençant par appauvrir les individus, les États ou les régions qui eux sont déjà dans la situation qu'on souhaiterait généraliser, ou très sensiblement élargir. La France contribuerait autrement mieux aux progrès de la planète, économiques et autres, en restant la France, et en aidant sensiblement plus qu'elle ne le fait les pays moins favorisés, qu'en s'ingéniant à organiser pour elle-même un sort comparable au leur, qui la rend incapable d'être efficace et généreuse, et la fond piteusement dans le village universel.

Encore une fois, il n'est pas question de réduire la "question sociale" à la seule question de l'immigration, même si l'on retrouve la seconde à toutes les étapes de l'examen de la première. La "question sociale", c'est aussi, et peut-être surtout la question du chômage, et plus spécialement ces temps-ci le problème des chômeurs en fin de droits, lesquels risquent fort de venir très rapidement grossir le nombre alarmant des malheureux à propos desquels la "question sociale" de pose avec la plus précise et la plus dramatique acuité. Mais la question du chômage est elle-même fort peu séparable de celle de l'éducation, car on voit tous les jours le système éducatif français, dans son sinistre naufrage, envoyer sur le marché des adolescents et de jeunes adultes dont il est hélas fort évident qu'ils sont pour ainsi dire inaptes à tout emploi, intellectuellement, techniquement mais aussi idéologiquement, je n'ose écrire moralement.

La crise de l'éducation a des causes très vastes et très nombreuses, parmi lesquelles l'effondrement des modèles d'autorité, la dilution des structures familiales traditionnelles, la révolution sexuelle, probablement, et ce que j'ai coutume d'appeler le "soi-mêmisme", cette niaise obsession d'être "soi-même", si fatale à cette sortie de soi et à cette imposition de la forme avec laquelle se confond le principe premier de toute éducation. La crise de l'enseignement ne saurait en aucune façon, donc, se réduire, à la question de l'immigration, même s'il est très évident que celle-ci, là encore, joue un rôle déterminant. Pas plus qu'elle ne peut prendre en charge à elle seule toute la misère du monde la France ne peut éduquer la terre entière, et surtout pas chez elle, dans ses propres écoles. S'y essaie-t-elle, se sont les rejetons de son propre peuple (s'il est loisible d'en rappeler discrètement l'existence), qu'elle ne parvient plus à élever.

Nous ne sommes pas si loin des chômeurs qu'il y paraît, et même des infortunés chômeurs en fin de droits : car toutes ces choses qui ne doivent pas être vues, et qui ne doivent être dites, tout ce grand aveuglement organisé et systématique qui s'est abattu sur la France au nom trompeur de l'antiracisme, il a quelque chose à voir, et de très près, avec la parole, et avec son propre effondrement. Dans une société où l'évidence ne doit pas être nommée, où c'est au nom d'une pseudo-morale ivre d'elle-même et de ses discours pétrifiés que la parole est contrainte au mensonge et à la dissimulation, l'engagement n'est rien, à commencer par celui de l'État lui-même, qu'on vient de voir dénoncer arbitrairement des droits acquis, à la façon d'une compagnie d'assurance en faillite frauduleuse, et réduire de plusieurs mois, d'un trait de plume, des allocations de secours qui avaient fait l'objet d'un contrat.

Toute la parole, rien que la parole : voilà ce que souhaite l'In-nocence, amie de la stricte observance des contrats, et de la juste observation des faits. Au reste il est assez clair qu'entre l'égalité tant proclamée et le droit au travail si fort revendiqué il y a une contradiction. Car à moins d'imaginer que ce soit l'État, seule entité dont l'inégalité puisse être admise dans un système d'égalité général, qui donne du travail à tous ceux qui n'en ont pas (en une sorte de renouveau des Ateliers nationaux, de fâcheuse mémoire), on voit mal pourquoi certains individus et les entreprises, qui sont faites de citoyens comme vous et moi, ni plus ni moins égaux que tous les autres, seraient tenus d'assurer du travail à d'autres citoyens leurs égaux, dont le travail ne ferait l'objet, de la part des premiers, d'aucun besoin. Un tel système ne peut relever que d'une société féodale, où le suzerain est tenu, en échange de leur vassalité, d'assurer la protection de ses vassaux. Ce que réclament sans bien s'en rendre compte ceux qui exigent de leurs employeurs qu'ils continuent à les employer même quand ils n'ont plus l'usage de leurs services, c'est un droit à la servitude, une reconnaissance officielle de l'inégalité.

L'In-nocence, faut-il le dire, voit autrement le monde, et le pays. Elle en tient pour le respect des droits acquis, et pour la prise en charge des citoyens empêchés de veiller sur eux-mêmes, ou diminués face à cette exigence. Elle n'est pas favorable à l'allongement indéfini de la liste des ayant-droits, dont l'afflux réduit à rien les droits de tous, et rend impossible de satisfaire les besoins des signataires originaux du contrat social, lui-même vidé de son sens dès lors qu'il a de plus en plus de bénéficiaires, et presque plus de contributeurs. La misère du reste du monde, elle souhaiterait que la France y remédie de son mieux dans le reste du monde, pourvu qu'on lui laisse les moyens d'en garder les moyens.

L'In-nocence n'est pas ultra-libérale. Elle est très attachée au service public, et rien ne lui paraît mieux au cœur de la fonction étatique et gouvernementale que la protection des citoyens, économique autant que physique, sanitaire autant qu'écologique. Mais c'est à une protection au service de la liberté qu'elle songe, et d'abord de la liberté d'être, d'être plus et d'être mieux ; ce n'est pas à une protection qui fabrique des clients, des obligés, des réclameurs perpétuels et des sinécuristes patentés - ne travaillant de la sorte qu'aux insidieux progrès de la dépendance.