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Éditorial n° 33, samedi 19 mars 2005

(Edition revue et agmentée)

La dictature de la petite bourgeoisie

Entretien avec Marc du Saune (IX)

Suivi de :

LA PERTE DU MINEUR

par   Jacques Dewitte

aux familles des victimes

Interrogation écrite, classe de seconde B, après un cours sur la civilisation athénienne :

Q. : Quel est le public de la Tragédie?

R. : Les familles des victimes.

 

 

 

 

 

 

 

 

Marc du Saune : Aujourd'hui, Renaud Camus, j'aimerais aborder avec vous un sujet qui, pour une fois, ne concerne pas directement le parti de l'In-nocence [1]. Le parti n'en a jamais débattu, à ma connaissance, et il ne lui fait aucune place dans son programme - sauf peut-être, implicitement, indirectement, dans le chapitre fiscal de ce programme, chapitre au demeurant assez controversé, si ma mémoire est bonne [2]. La question dont je voudrais que nous parlions, si vous en êtes d'accord, à l'occasion de cet entretien, est pourtant très présente dans vos livres, et même avec de plus en plus d'insistance, il me semble, ces dernières années. C'est la question de ce que j'appellerais (mais bien sûr l'expression vous revient entièrement, sauf erreur de ma part c'est vous qui l'avez forgée ) la dictature de la petite bourgeoisie.

Renaud Camus : Ah, vous avez raison : c'est un thème qui m'est plus personnel qu'il n'est lié au parti de l'In-nocence, où je ne sache pas qu'il ait jamais rencontré le moindre écho. Il pourrait bien y faire grincer quelques dents, même, ou bien y rencontrer une forte opposition, qui sait - en tout cas y servir de cible à des contradictions argumentées.

M. du S. : Quand vous parlez de dictature de la petite bourgeoisie, j'imagine que vous faites allusion, ou référence, au moins ironiquement, à la fameuse dictature du prolétariat marxiste-léniniste ?

R.C. : Bien entendu. Mais si ironie il y a, elle est un peu amère. Ma thèse, ou mon hypothèse, si vous préférez, c'est qu'en les décennies mêmes où feu l'Union soviétique, à la suite de sa révolution fondatrice, échouait à établir ladite dictature du prolétariat, pourtant officiellement annoncée, promise et même inscrite dans les textes constitutionnels, la France, elle, avait parfaitement réussi à établir ce que j'appelle, oui, et c'est bien par référence à la dictature du prolétariat, vous avez tout à fait raison, une dictature de la petite bourgeoisie, sous laquelle nous vivons encore, ou déjà, et dont nous ne sommes pas prêts de nous libérer, selon moi.

Je dis : la France, on pourrait sans doute dire l'Europe, l'Occident, le monde libre, selon l'expression jadis consacrée - bref, l'ensemble des démocraties, et surtout des "social-démocraties" ;  mais je préfère m'en tenir à la France, que j'ai l'occasion d'observer de plus près, et qui d'ailleurs me semble un cas éminemment représentatif, peut-être plus que beaucoup d'autres. Et je n'exclus pas que cette évolution, que je crois relever, soit survenue sans que le pays l'ait voulu, ni l'État, ni le gouvernement, ni la classe politique, ni le peuple, ni personne ; non, mais insensiblement, plutôt, sans aucune volonté conductrice, sans aucune volonté en tout cas qui veuille conduire à cela ; par l'effet de réformes progressives, presque invisibles pour certaines d'entre elles, et de courants profonds, massifs, sourds, quoique explosifs quelquefois, comme en mai 68 ; réformes fiscales, réformes scolaires, décentralisation mais aussi évolution insensible ou au contraire accélérée des moeurs, bien entendu, et diffusion de la radio, puis de la télévision, surtout. 

Le résultat est là. L'Union soviétique et son prolétariat ont échoué dans leur projet de dictature de classe, ils n'ont abouti piteusement qu'à de bonnes vieilles dictatures tout à fait classiques, en somme, tyrannies personnelles et policières appartenant à des types de longue date repérés, variations  quantitatives et industrielles, plus ou moins brillantes, plus ou moins féroces, plus ou moins criminelles (plutôt plus que moins) sur les très anciens modèles de l'autocratie tsariste et du despotisme oriental - on voit ces temps-ci se façonner brutalement, sur les même lieux, et dans les mêmes murs crénelés, avec Vladimir Poutine,  une énième hypostase de la même formule éprouvée, mais cette fois libérée de toute référence à la dictature du prolétariat, qui n'aura été, en somme, qu'un long coup d'épée dans l'eau. Or, pendant les soixante-dix ans et plus qu'il était donné, au prix de vingt millions de morts, la France et sa petite bourgeoisie, l'air de rien, sans tuer personne, sinon de médiocrité et d'ennui, de désenchantement et de laideur, réussissaient au-delà de toute espérance dans un dessein qu'elles n'avaient même pas conçu, probablement, la mise en place implacable d'une vraie  dictature de classe, novatrice ou du moins inédite en ses voies et moyens, et semble-t-il inébranlable.

M. du S. : Première objection, si vous permettez, et qui me semble évidente : je vis en France, comme vous, et je dois dire que je n'ai pas trop l'impression de vivre sous une dictature… Il me semble, au contraire, me voir prodiguer tous les jours des droits nouveaux, dont certains, je l'avoue, que je n'aurais jamais songé à réclamer, et dont je n'imaginais même pas qu'ils puissent exister…

R. C. : Vous n'avez pas l'impression de vivre sous une dictature, soit. Il y a à cela deux raisons bien simples, à mon avis. La première raison, c'est que le dictateur c'est vous.

M. du S. : Ah bon ? Décidément, je vais de surprise en surprise ! Je vis sous une dictature et je n'en savais rien, c'est moi le dictateur et j'en ignorais tout…

R. C. : C'est vous le dictateur, oui. Si une véritable dictature du prolétariat avait pu être instaurée en Union soviétique et dans les démocraties populaires, tous les prolétaires auraient été dictateurs, n'est-ce pas, en indivision, si je puis dire ? Eh bien, en régime de dictature effective de la petite bourgeoisie, tous les petits-bourgeois sont tyrans. Et tout le monde est petit-bourgeois, j'espère que nous y reviendrons.

M. du S. : Nous reviendrons à ce que vous voudrez : je suis là pour essayer de comprendre.

R. C. : La deuxième raison qui fait que vous n'avez pas l'impression de vivre sous une dictature, c'est que cette dictature n'est pas politique au premier chef. En tout cas elle n'est pas institutionnelle. Elle n'a pas besoin de l'être. Lénine jugeait que le prolétariat, pour imposer sa dictature, avait besoin de l'État. Silvio Berlusconi est le dernier léniniste. En tout cas il est à peu près seul, s'agissant de la petite bourgeoisie, à estimer qu'elle a besoin, en l'occurrence en sa personne, des défroques officielles du pouvoir. Il a eu envie du gouvernement de son pays comme on s'offre un hochet, ou comme on fait aménager chez soi une cuisine encore plus tape-à-l'oeil, ou une piscine encore mieux imitée de la villa d'Hadrien, pour épater visiteurs et voisins. Mais voyez : même lui n'a pas eu besoin des oripeaux de la dictature. Il a dû juger cela vulgaire. Et chez nous nous sommes entre adultes. Un M. Bouygues ne daigne même pas se mettre dans ses meubles à l'Élysée, ni Jean-Pierre Foucault à Matignon, ni Arthur au ministère de la Culture, ni Laurence Boccolini au ministère des Armées : les titulaires font parfaitement l'affaire, si ça les amuse. Même pour le portefeuille du Commerce extérieur, je doute qu'on arrive à convaincre monsieur… monsieur... Comment s'appelle-t-il, celui qui vend à Coca-cola du temps de cerveau humain disponible ?

M. du S. : Le Lay, Patrick Le Lay [3].

R. C. : C'est cela, M. Le Lay. M. Le Lay a certainement d'autres chats à fouetter que d'être ministre, ambassadeur aux États-Unis, ou professeur au Collège de  France - distinction que devrait bien lui valoir, pourtant, son admirable description clinique, tellement ramassée, de sa situation et de la nôtre.  Mais j'ai pris ces noms-là tout à fait au hasard. Des dizaines d'autres conviendraient tout autant. La dictature de la petite bourgeoisie n'a pas besoin de noms, elle n'a pas besoin de formes, elle n'a pas besoin de têtes, même pas de têtes à couper. Elle ne gagnerait rien à s'afficher pour ce qu'elle est. Elle n'est pas assez bête pour faire peur. Au contraire elle règne par le plaisir, un plaisir étrangement sans saveur, mécanisé comme tout le reste. Faites-vous plaisir, dit-elle en son idiolecte. C'qu'est h' important, moi j'trouve, c'est d'se faire plaisir. Il est même tout à fait possible qu'elle ne connaisse elle-même ni sa propre nature ni son nom véritable, et que personne, dans ses soutes proprettes,  n'ait assez de recul, de cynisme, ou de bonne foi, pour identifier son essence et ses pratiques de dictature. Non seulement elle s'accommode parfaitement de tous les droits individuels, et même de  tous ces droits nouveaux auxquels vous venez de faire allusion ; mais ils sont les moyens de son pouvoir, les lacets de l'oppression silencieuse, ou plutôt tacite - car elle fait beaucoup de bruit, et elle est très bavarde -, qu'elle exerce. Elle est une dictature sans dictateur,

M. du S. : … sauf moi…

R. C. : …sans autre dictateur que la petite bourgeoisie dans son ensemble, que l'ensemble des petits-bourgeois : vous, moi, Claire Chazal, Claude Allégre, Marc-Olivier Fogiel, Franz-Olivier Giesbert, Edwy Plenel,

M. du S. : …il vient pourtant de perdre son poste…

R. C. : …son poste de directeur de la rédaction du Monde, pas son poste de dictateur, de co-dictateur indivis… Roselyne Bachelot, Nicolas Sarkozy, Danielle Gilbert, Karl Lagerfeld, l'archevêque de Paris, le premier président de la cour de Cassation, tout le monde, même Jacques Chirac, Stéphane Bern ou David Douillet. Tout juste peut-on remarquer qu'à d'aucuns est échue une part un peu plus large qu'à d'autres de tyrannie à exercer. Mais leur rôle et leur fonction, à ceux-là, est plus d'exprimer et de rappeler sans cesse le sentiment tyrannique, l'implicite  doctrine dictatoriale, le ce-qui-va-sans-dire-mais-gagne-tout-de-même-à-être-rappelé, que d'être à titre personnel plus tyrans que les autres. Ces privilégiés sont des médiateurs, des traducteurs, des fédérateurs, enfants chéris du régime, bien sûr, prêcheurs patentés de son idéologie (et dans l'idéologie, en l'occurrence, je range les goûts, les désirs collectifs, la langue, évidemment, les styles, les espérances et les aspirations grégaires), bien plus qu'ils ne sont des détenteurs individuels ou collectifs de l'ensemble, ou d'une partie, du pouvoir dictatorial global. Leur pouvoir particulier, à ces porte-parole, à ces médiateurs - ces opinion makers, plutôt, opinion expressers, opinion translators, opinion controlers :  canalisateurs, formateurs, pédagogues de masse, psychologues de secours, à la fois traducteurs préventifs de l'opinion générale et voiture-balais de la pensée consacrée -, leur pouvoir particulier, même s'il est plus grand que celui des autres, ne leur vient que de l'adéquation rigoureuse de leurs discours, et sans doute de leurs sentiments, de leurs idées, de leurs convictions profondes (car il n'y a pas de raison, enfin, pas toujours, de douter de leur bonne foi), avec le discours général dominant, le sentiment dictatorial global, indivis.

Encore une fois, il ne s'agit pas d'une dictature politique, au moins au sens étroit. C'est d'ailleurs un des secrets de sa force, puisqu'elle ne ressemble pas, dans ses formes, à ce qu'on s'attend à reconnaître en une dictature. L'expérience historique ne nous a en rien préparés à l'affronter. Au contraire, le passé lui fait son lit, la mémoire lui met le couvert. Voilà pourquoi tant de gens se trompent d'ennemis, et croient en toute sincérité lutter contre des tyrannies ou des menaces de tyrannie imaginaires, tout en étant les instruments inconscients d'une tyrannie bien réelle. Il s'agit d'une dictature purement sociale et culturelle (bien que je sois tenté d'ajouter : médiatique, et langagière). Comme elle n'a pas de structure institutionnelle visible, elle ne suscite pas de sentiment de révolte - tout juste une sorte d'accablement, qu'on ne sait pas à quoi attribuer, ni à qui, et qui se traduit par la consommation effrénée d'anxiolytiques, la croissance de la clientèle des psychiatres, des psychologues, des psychanalystes, gourous, coaches,  marabouts et charlatans divers, et par l'augmentation du nombre des suicides ; le tout sur fond d'abrutissement général, de bêtification programmée sans programme, d'imbécilisation festive, de crétinisation pailletée, de sonorisation couvrante, dont Philippe Muray ou Pascal Quignard, chacun dans son registre particulier, ont dit tout ce qu'il y avait à dire [4]. Quelle est la phrase des préfets, déjà, dans leur rapport d'accablement ? «Les Français ne croient plus en rien ». Pourquoi se révolteraient-ils, et surtout contre qui, puisque tout le monde est petit-bourgeois, c'est-à-dire dictateur de tous les autres ? Ce serait se révolter contre soi-même. Ce serait se révolter contre un langage avec les seuls moyens de ce langage lui-même. Ce serait se révolter contre un système de pensée avec les armes mêmes qu'il vous fournit - ou plutôt qu'il se garde bien de vous fournir, justement : avec les jouets qu'il vous distribue pour vous amuser dans le bac à sable, quand c'est le tour de la zone B…

M. du S. : Donc, si je vous comprends bien, ce qui prouve absolument qu'il y a dictature, et même de la pire espèce, c'est que personne n'a l'impression qu'il y ait dictature…

R. C. : C'est un peu ça, oui. Vous vous moquez, mais votre caricature n'est pas fausse. Néanmoins je ne prétends pas du tout que toute absence du sentiment qu'il y a dictature, toute présence du sentiment contraire, de la conviction, même, qu'il n'y a pas  dictature du tout,  impliquent nécessairement que dictature il y a bien. Non, non, non. Toutefois, ce sentiment général, et que vous éprouvez vous-même, que dictature il n'y a pas, il arrive, quand dictature il y a pourtant bel et bien - dictature invisible,  s'entend, dictature sans visage, dictature sans appareil, sans autre appareil que votre poste de télévision, votre répondeur téléphonique ou votre portable - il arrive que ce sentiment de liberté sourde se  combine,  chez certains être marginaux, plus sensibles, plus mélancoliques, mieux vaincus par la vie ou par l'histoire, moins inclinés aux séductions grégaires, plus suspicieux des droits qu'on leur octroie et des amusements qu'on leur suggère, avec une inquiétude cotonneuse, un patinage de l'expérience, des faits eux-mêmes, des sentiments, une petite note insistante dans l'oreille, un ombrage, le souvenir vague, mais opiniâtre, d'un monde plus large, et plus libre.

M. du S. : Si tant est que dictature il y ait bien, donc - acceptons pour un moment d'en envisager l'hypothèse, et même, par souci d'expérience, de la tenir pour acquise (même si je dois vous avouer, vous ne m'en voudrez pas, que je n'en suis pas tout à fait là…) -, si tant est que dictature il y a bien, donc, ce ne peut être qu'une dictature d'un type très particulier, inédit, comme d'ailleurs vous le disiez vous-même, puisque tout le monde l'exerce, si je comprends bien, et que personne n'en est la victime ?

R. C. : Oh là là ! Je vous en prie, n'allez pas si vite en besogne ! Que tout le monde l'exerce (ce que je crois en effet) n'implique pas du tout que, par voie de conséquence, personne n'en soit la victime ! Je pense exactement l'inverse : tout le monde en est la victime, au contraire. Et pour commencer : l'État, la nation, le pays, la culture (sa culture particulière et la culture en général), la connaissance, les moeurs, le langage, la langue, la civilisation, l'espace, le territoire, les modes de la présence, de la gestion du temps et de l'administration d'exister. Maintenant, qu'il s'agisse d'une dictature bien particulière, et même, par certains côtés, sans précédent, ça oui, je le répète, aucune hésitation sur ce point.

D'autres classes que la petite bourgeoisie ont exercé le pouvoir avant elle (laissons de côté pour un instant la dictature). Après tout, on pourrait se dire que c'était bien son tour, à la petite bourgeoisie : que son accession aux affaires n'est que justice, que cette consécration est exactement dans l'ordre des choses ou dans le sens de l'histoire, et qu'elle est tout à fait normale, morale, conforme à l'équité sociale. Mais l'un des traits - et c'est sans doute le principal - qui distinguent la petite bourgeoisie au pouvoir de toutes les autres classes au pouvoir avant elle, c'est qu'elle procède par intégration, alors que toutes les autres classes avant elle procédaient, elles, par exclusion. L'aristocratie ne rêvait que de fermer ses portes, et la bourgeoisie ne se souciait pas non plus de voir un flot continu de nouveaux venus s'agréger à elle. Beaucoup plus habile, la petite bourgeoisie, la société petite-bourgeoise, n'a qu'un seul mot à la bouche : intégration.  C'est d'ailleurs ce qui fait que son pouvoir est nécessairement une dictature, et peut-être la dictature la plus solide, la plus totale qui ait jamais existé…

M. du S. : Est-ce que vous ne dramatisez pas un peu, et même beaucoup ? Encore une fois, je n'ai pas le sentiment…

R. C. : Non, bien sûr, vous n'avez pas le sentiment de vivre sous une dictature, je le sais, vous l'avez déjà dit. Si vous l'aviez, ce sentiment, vous pourriez songer à vous révolter, de temps en temps ; tandis que là… Mais ne nous rembarquons pas là-dedans, nous ne ferions que tourner en rond. Si vous permettez, j'aimerais plutôt revenir un instant, avant de passer à autre chose, sur cette distinction, à mes yeux capitale,  entre les classes qui ont exercé leur pouvoir par l'exclusion et celle - au singulier, car par définition il n'y en a qu'une - qui l'exerce au contraire par inclusion, par intégration générale, de sorte que personne n'a le sentiment d'être exclu.

M. du S. : Personne n'a le sentiment d'être exclu! C'est de la provocation ? Vous plaisantez ? Comment pouvez-vous dire une chose pareille ? Des millions de gens ont le sentiment d'être exclus ! Et ce n'est pas seulement un sentiment, croyez-moi ! Exclus ils le sont autant qu'on peut l'être !

R. C. : Ils sont exclus de l'affluence, ils sont exclus de l'aise et de l'aisance, ils sont économiquement exclus, mais ils ne sont pas socialement exclus, pas du moins "au niveau des représentations", ainsi qu'on disait dans ma jeunesse. Comme les autres, comme tous les autres, ils sont les instruments de la dictature de la petite bourgeoisie, autant qu'ils n'en sont les victimes. D'abord presque personne n'est assez misérable pour n'avoir pas de télévision, par exemple. Et la télévision est le grand vecteur de la dictature de masse.

M. du S. : N'empêche, il me semble qu'il y a là une faille, et de taille, dans votre grille d'interprétation - même si d'autre part elle est assez cohérente, si je puis me permettre d'en juger. Quoi que vous en disiez, il y a bel et bien une réalité, une réalité tragique, de l'exclusion.

R. C. : Il y a bel et bien une réalité tragique de l'exclusion, mais l'idéal affiché, proclamé et même seriné de l'énorme classe au pouvoir, c'est précisément de réduire et même de supprimer l'exclusion. Terrasser l'exclusion, combler la fracture sociale, créer du lien : même si vous avez écrit un octuor pour cordes, basson, ondes Martenot, coupe de cristal et shakuhachi sur un théme de Franco Donatoni, vous n'arriverez jamais à obtenir la moindre subvention pour le faire interpréter au festival Oreille interne de Bourbon-l'Archambault, ni ne serez envoyé à la Villa Médicis, ni de serez nommé  professeur de derbouka au conservatoire national de région de Poitou-Sologne tant que vous n'aurez pas prouvé par A plus B que votre morceau crée du lien, et que vous n'avez jamais aspiré à rien d'autre, en obéissant à votre vocation d'artiste, qu'à en finir une fois pour toutes avec la fracture sociale.

Cette nouvelle classe au pouvoir, cette classe nouvellement au pouvoir (à l'échelle de l'histoire), c'est d'ailleurs elle, depuis qu'elle est au pouvoir, qui a inventé le concept et le mot, exclusion.  Jadis on parlait des pauvres, on parlait du prolétariat et du sous-prolétariat, on parlait des classes dangereuses, à la rigueur, on ne parlait pas des exclus. Exclus de quoi, ce serait-on demandé ?  C'est parce que la petite bourgeoisie dictatoriale entretient, contrairement, je le répète, à toutes les autres classes dominantes avant elle, un idéal d'inclusion universelle, qu'elle a inventé le concept et le mot d'exclusion pour désigner ce à quoi elle entend, officiellement, mettre fin par tous les moyens.



[1] Une première version de cet entretien entre Renaud Camus et Marc du Saune a été mise en ligne le 15 décembre 2004 en tant qu'"Éditorial n° 42" sur le site Internet du parti de l'In-nocence, www.in-nocence.org. Le parti de l'In-nocence, dont Renaud Camus est président, a été fondé par lui le 16 octobre 2002. Le présent entretien est le huitième que Renaud Camus ait accordé à Marc du Saune dans le même contexte. Tous ont été mis en ligne à la même adresse électronique. 

[2] Le programme du parti de l'In-nocence peut être consulté à la même adresse, www.in-nocence.org

[3] Dans une déclaration fameuse, M. Patrick Le Lay, président-directeur général de TF1 a informé le public, en mai 2004, que « Ce que nous vendons à Coca-cola, c'est du temps de cerveau humain disponible.» 

[4] Philippe Muray, Exorcismes spirituels I, II, III, Les Belles Lettres, 1997, 1999, 2002 ;  Pascal Quignard, Haine de la musique, Calmann-Lévy, 1996.

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