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Éditorial n° 37, 8 octobre 2005,

Vespérale de mon peuple

J'ai toujours aimé ce titre d'un recueil de poèmes de Jean Sénac : Matinale de mon peuple.  Plus exactement,  je l'ai toujours beaucoup aimé pour sa sonorité, pour sa fraîcheur, pour sa gaieté, pour les images qu'il suggère ; et j'en ai été désolé pour ce que l'histoire, rétrospectivement lui a donné de sens dérisoire, d'abord, puis tragique et sanglant.

Lorsque Jean Sénac publie Matinale de mon peuple, en 1961, "son peuple", croit-il, c'est le peuple algérien. On sait que ce Français d'Algérie, partisan de la première heure du combat pour l'indépendance algérienne, choisit de rester en Algérie lorsque eut triomphé la cause qu'il avait si ardemment soutenue ; et qu'il prit la nationalité algérienne, ou plutôt qu'il la conserva, puisqu'il estimait n'en avoir jamais eu d'autre - le titre de son recueil en témoigne assez.

Ce choix ne devait lui valoir que la misère et la persécution, et finalement la mort, la mort par un assassinat qu'on ne sait comment qualifier - policier, politique, crapuleux ou raciste ? -  dans le trou à rats qui lui servait de résidence  ultime, sur les hauteurs d'Alger.

Pourquoi Jean Sénac est-il mort, et mort de cette façon-là ? À cause de son homosexualité, ou bien  à cause de son opposition courageuse à l'une des nombreuses dictatures qui se sont succédées presque sans interruption sur le sol algérien depuis la mal nommée "indépendance" - laquelle, si elle apporta la liberté au pays, en fut moins prodigue pour les citoyens,  au point que ce  terme-là, hélas, n'a pas grand sens : le démontrent assez, on en conviendra,  les ridicules, sinistres et farcesques résultats du récent référendum, qui apporte au président Boutteflika, sur un plateau soigneusement préparé par les soins de ses affidés, quatre-vingt-dix-sept pour cent de voix pour l'encourager à poursuivre sa politique d'oubli et de pardon des massacreurs de tout bord (ce qui n'empêche pas ce grand politique d'exiger de la France, en même temps, qu'elle présente des excuses audit peuple algérien pour toute la période coloniale et pour la colonisation elle-même, excuses dont l'idée même, le principe et l'essence n'ont été rendus concevables, envisageables, formulables, pour les habitants de ce qui est aujourd'hui l'Algérie, que par la colonisation elle-même, et par la formidable évolution intellectuelle, spirituelle, conceptuelle, justement, qu'elle a entraînée pour le meilleur et pour le pire ) ?

Mais je me suis laissé entraîner un peu loin de la mort du pauvre Sénac. À vrai dire, ce qui l'a tué, ce ne sont ni ses moeurs ni sa hardiesse face à l'oppression, mais plutôt sa terrible erreur sur ce qu'était son peuple. Si lui se considérait comme "algérien", en effet, il était bien le seul, ou peu s'en faut. Ni les autorités de son pays à la fois natal et d'adoption, ni l'immense majorité de ses compatriotes choisis, n'ont jamais pris au sérieux sa prétention, son illusion, cette méprise qui très vite a mis sa vie en danger et qui bientôt lui sera fatale.

Il fallait entendre cette haute personnalité du régime algérien, une femme, interrogée à la télévision française, il y a quelques mois - un ou deux ans, peut-être - au sujet des Français d'Algérie jetés à la mer au lendemain de l'indépendance, et même le jour même, si ce n'est un peu avant. Il ne serait pas assez dire que cette femme n'avait au nom de son pays ni remords ni regrets, quant au sort de ces hommes et de ces femmes nés sur le même territoire qu'elle et forcés de la quitter du jour au lendemain. Elle ne voyait pas un seul instant comment il aurait pu en aller autrement, et comment envisager cet exode, du point de vue du jeune État algérien, comme autre chose qu'un préalable indispensable. Elle ne comprenait même pas la question. Comment l'Algérie aurait-elle pu être indépendante, vraiment indépendante, maîtresse chez elle, si un million deux cent mille Français étaient restés sur place ? Que ces Français eussent pu devenir des Algériens, les citoyens de plein droit d'une libre Algérie, cela ne venait même pas à l'esprit de cette dame. Et, soyons justes, à l'exception tragique de Sénac et d'une poignée d'autres, qui s'en sont également mordu les doigts, ce n'était pas non plus venu à l'esprit des "rapatriés" de 1962, chassés par la peur, certes, mais aussi par la claire conscience qu'il n'y avait pas de place pour eux dans la nation qui naissait.

Aujourd'hui les Algériens et les Français d'origine algérienne - élargissons jusqu'à l'origine maghrébine, ou arabe, ou musulmane - sont infiniment plus nombreux en France, et même en proportion, que ne l'étaient les Français d'Algérie au moment de la naissance de l'Algérie indépendante. Nul ne songe à les jeter à la mer, Dieu merci, et nul ne songe non plus - sauf eux-mêmes, quelquefois - à leur contester la qualité de Français, lorsqu'elle est celle qu'attestent leurs papiers.

Historique et géographique, entre un bord un l'autre de la Méditerranée, entre 1962 et 2005,  la dissymétrie est flagrante ; ou plutôt il y a entre les deux situations une symétrie flagrante, et une non moins flagrante dissymétrie entre les façon de l'envisager, ici et là, alors et maintenant. 

J'y songeais en regardant l'autre soir, à la télévision, le Premier ministre de la France, Dominique de Villepin, débattre en direct, je crois, avec le chef de l'opposition dans notre pays, François Hollande. On sait combien ces grandes liturgies médiatiques sont ritualisées, combien tout y est réglé au moindre détail près, combien l'image est le résultat d'exigences contradictoires et de longues négociations. La presse nous a d'ailleurs abreuvés des aléas de la mise au point de cette émission-là.

Donc nous vîmes M. de Villepin. Nous le vîmes longuement. Nous le vîmes au sein du cadrage que lui-même ou ses conseillers en communication avaient choisi pour cette soirée solennelle. Nous le vîmes partageant l'écran avec deux autres Français, ceux-là mêmes que le contraire du hasard - je ne sais comment cela s'appelle : l'étude de marché, le marketing politique, la "com " ? - avaient placés immédiatement derrière lui, l'un à droite et l'autre à gauche. On connaît cet emploi ingrat : fond de cadre pour homme politique en grande prestation médiatique.

Il s'agit de l'appuyer, de préférence en silence, mais très activement tout de même : le jeu consiste à sourire finement quand on estime que lui se prépare à marquer un point, à applaudir du regard quand on juge qu'il l'a effectivement marqué, à témoigner son amusement à chacune de ses plaisanteries ou de ses allusions ironiques, à ricaner de pitié, ou d'admiration pour l'audace, lorsque son adversaire avance un argument. Il faut en somme soutenir le moral de l'impétrant, mais par la bande, indirectement, puisqu'il ne vous voit pas ; et suggérer au téléspectateur, en les mimant pour lui de façon un peu emphatique, l'attitude, l'état d'esprit et la réaction qu'il serait souhaitable que lui téléspectateur, et virtuel électeur, il adoptât.

Les deux villepinistes chargés d'incarner et de figurer expressivement le villepinisme actif et enthousiaste, jeudi dernier, étaient d'une part un jeune homme, un jeune Français (j'imagine qu'il est français) d'origine maghrébine apparemment, algérienne peut-être ; et d'autre part un homme un peu plus âgé, plus conventionnellement vêtu (à la façon emblématique d'un chef d'entreprise entreprenant), français lui aussi, certainement, mais lui d'origine asiatique, semble-t-il, je ne me risquerais pas à préciser laquelle.

Or il n'est pas question une seule seconde, bien entendu, de contester le droit de ces personnes précises à être à cet endroit. Il s'agit de s'interroger, si la chose est encore loisible, sur les raisons du choix - manifestement délibéré, encore une fois - de ces figurants particuliers dans ce contexte-là.

Nous avions affaire, rappelons-le, ou précisons-le, à l'inauguration d'une émission politique nouvelle, à la prestation médiatique de rentrée du Premier ministre, à l'une de ses premières comparutions d'importance face à l'opinion publique - il n'y a pas beaucoup plus de cent jours qu'il est en place. Et qu'est-ce que lui-même ou ses conseillers décident de signifier d'emblée aux télespectateurs, en guise message à peine subliminal - pas nécessairement très original et nouveau,  d'ailleurs, mais tout de même assez retentissant dans cette formulation-là ? Que la France est multiculturelle et multi-ethnique, que personne n'est plus proche du chef du gouvernement aux moments essentiels que les Français d'origine étrangère, que la France c'est le monde entier…

Bien, bien, bien… Pour ma part ça ne me fait pas spécialement plaisir - c'est pour interpréter le  monde lui-même que le monde me semble le plus adéquat : pour interpréter la seule France j'aimerais bien que restât dans l'image, physiquement, cratyliennement,  quelque trace au moins de la France d'avant, et du peuple qui la peuplait. On dira que pour le moment il reste aux commandes, cet ancien peuple, en la personne de M. de Villepin lui-même, du chef de l'État, et de la plupart de nos dirigeants. Mais qui dirigent-ils ? Et que dirait de pareil spectacle notre dirigeante algérienne de tout à l'heure, de l'année dernière, si naturellement attachée qu'elle était, comme à une chose allant sans dire,  à sa conception de ce qui fait un peuple, et de ce qui garantit son adéquation à une nation indépendante ? «Qu'est devenu votre peuple à vous », pourrait-elle demander, si tant était qu'elle s'en souciât, ce qui est assez peu probable. Le fait est qu'on ne le voit plus guère. Rentrée des classes, rentrée sportive, rentrée médiatique : il disparaît de l'image.

J'imagine que la prochaine étape, c'est qu'il se voie offrir à son tour un rôle de figurant de fond de plateau, chargé de signifier par ses mimiques d'approbation son accord profond avec l'un ou l'autre de nos deux amis, glissé pour sa part, entre temps, au premier plan du tableau vivant.