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Éditorial n° 47, janvier 2011

Que peut être une pensée libre aujourd'hui ?

[Ce texte constitue l'allocution de Renaud Camus aux « États généraux de l'indépendance » du 6 janvier 2011 à Paris.]

 

Mesdames, Messieurs,

 

que peut-être une pensée libre aujourd'hui ? C'est la question que m'a soumise notre hôte, Paul-Marie Coûteaux, ou à laquelle il m'a soumis. Et, d'emblée, une ambiguïté. Faut-il comprendre : une pensée libre, une pensée qui déjà serait libre, que pourrait-il advenir d'elle, quel destin lui serait offert ? À la question ainsi entendue j'aurais tendance à répondre : l'absence. Son mode d'être serait de n'être pas là — par quoi je ne veux pas dire, hélas, d'être ailleurs, car le propre de ce que je me suis permis d'appeler en d'autres lieux la dictature de la petite bourgeoisie, mais qu'on peut très bien nommer si l'on préfère le règne de la classe culturelle unique, la grosse classe centrale et monopolistique de convergence culturelle, c'est précisément qu'elle n'a pas d'ailleurs. Mille fois plus habile que ses devancières au pouvoir, elle n'exclut pas, elle intègre. Elle intègre de force, elle ne supporte pas qu'on ne soit pas elle, en elle, semblable à elle : elle ne peut même pas l'imaginer. Si, elle se conçoit bien un ailleurs, mais c'est un ailleurs absolu, un non-lieu, les limbes, un enfer, l'enfer des bibliothèques et des voix dans le désert. C'est pourquoi cette classe unique au pouvoir culturel n'a pas d'opposants, d'adversaires, de contradicteurs avec lesquels il serait possible de discuter : elle n'a que des ennemis mortels, les parias, les maudits, les morts-vivants. Quiconque n'est pas avec elle est un monstre, la bête immonde. Aucun espace n'est prévu, par définition, pour cette tératologie de la pensée. Une pensée libre en ce sens est une pensée sans lieu, une pensée des catacombes, des blancs de la carte, du profond des forêts. L'ennui est que le sol est retourné de toute part, qu'il n'y a même plus de souterrains, que les forêts sont traversées par des autoroutes et sillonnées de chemins de grande randonnée, viabilisées à mort, réduites à l'état de bosquets décoratifs, de ronds-points paysagers, de un pour cent culturel. La carte n'a plus de blancs, la campagne se réduit comme peau de chagrin, même l'exil intérieur devient impossible, le mitage précipite pour le territoire sa vocation de devenir-banlieue. La classe culturelle unique impose l'absence à ceux qui ne veulent pas lui appartenir mais en même temps, cette absence, elle la pourchasse de toute part, elle en réduit toujours plus efficacement l'espace, qu'elle segmente et segmente encore, en se gardant bien de ménager  des passage entre les zones ainsi définies : de sorte que les espèces condamnées dépérissent et disparaissent, la biodiversité intellectuelle se réduisant plus vite encore que l'autre. 

 

Condamnée à l'absence, et à une absence chichement mesurée, compartimentée, lotie, banlocalisée, une pensée libre ne pourrait être qu'anatopique, sans lieu, sans relation avec le lieu de l'action, sans appartenance à l'espace public. Mais ce n'est là répondre qu'à la question de son mode d'être, pas de son être. Que pourrait être une pensée libre aujourd'hui ? C'est terrible, je m'aperçois que j'ai naturellement tendance, c'est-à-dire automatiquement, à entendre cette question au conditionnel. Une pensée libre, en effet, ne peut pas être aujourd'hui. Anatopique on l'a vu, mais anatopique par nécessité, une pensée libre est nécessairement aussi anachronique, mais anachronique par essence. Elle n'appartient pas au temps présent. Elle n'appartient pas au présent parce qu'elle appartient au temps. Elle est de la même nature que le temps. Elle n'est pas d'aujourd'hui. Or, anachronique, elle l'est particulièrement aujourd'hui parce qu'aujourd'hui n'a jamais été à ce point l'horizon indépassable de l'homme civilisé. Nous sommes la première civilisation qui construit des maisons pour qu'elles durent dix ans. Nous sommes la première civilisation qui s'émerveille qu'un pont, un pont magnifique, un pont qui fait la fierté du régime, promette, à quelques lieues du pont du Gard, d'être encore parfaitement utilisable dans quarante ans. Nous sommes la première civilisation qui explique le désastre d'un lycée, la violence qui y règne, l'impossibilité de le faire servir à la moindre transmission, par sa vétusté, car il été construit, pensez, il y a trente ou quarante ans : qu'est-ce que vous voulez faire de sérieux dans des bâtiments pareils ?  Balthus disait que le XXe siècle était le siècle de la laideur. Je pense qu'il a été bien plus encore, et le XXIe n'a rien à lui envier sur ce point, le siècle de la camelote. Il y a un effet de camelote qui s'étend à tout, et certainement à la pensée, telle en tout cas qu'elle se manifeste dans l'espace public. Celle-là ne supportera pas l'épreuve du temps. Idolâtre du présent elle n'a pas d'avenir mais surtout, plus grave encore peut-être, elle n'a pas de passé. Elle en a une vision purement téléologique : il n'est à ses yeux qu'un lent progrès vers ce qu'elle est, vers cet accomplissement suprême de l'humanité pensante : elle-même. Aux grandes figures du passé, aux grands peuples, aux grandes civilisations, il n'est jamais fait de plus grand compliment que la contemporanéité. Shakespeare notre contemporain. Eschyle notre contemporain. Tocqueville notre contemporain. Mais Tocqueville, Shakespeare, Corneille, Eschyle, la Grèce de Périclès ni celle de Thucydide, si chère à Jacqueline de Romilly qui vient de mourir et que voici libérée du fardeau de la contemporanéité, ne sont pas du tout nos contemporains. Ils sont ailleurs. Ils sont loin. La pensée libre est loin. Elle n'est ni quotidienne, ni journalière, ni journalistique, ni familière ni contemporaine : elle est absente, elle n'est pas là, elle est d'un autre temps, elle pense avec les morts. Et il est assez singulier de constater que les neuf dixièmes de ce qui a été pensé naturellement et surtout culturellement pendant vingt ou trente siècles (mais vingt siècles séparément, pas tous ensemble…) serait aujourd'hui considéré, et l'est effectivement, comme inadmissible, révoltant ou, pour employer un terme dont les autorisés de parole font grand usage, criminel.

 

Pourquoi croyez-vous que les metteurs en scène ont pris tant de place parmi nous, jusqu'à se substituer aux auteurs, souvent, surtout aux auteurs les plus anciens ? Que ce soit du XVIe siècle ou d'Angleterre, de l'Antiquité ou du Japon, la pensée nous arrive traduite, et doublement traduite, si ce n'est davantage. On le voit bien même avec les auteurs contemporains étrangers qui parlent à la radio dans une langue qu'on se trouve comprendre soi-même. Ils sont en fait traduits deux fois : traduit d'une langue à l'autre, bien sûr, mais en même temps traduits, à l'intérieur de la langue d'arrivée, dans la lingua franca du jour, la langue officielle, la seule admise, la langue de la classe culturelle unique, la grande classe centrale en laquelle se fondent culturellement toutes les autres, sans restes. Cette classe centrale monopolistique est d'ailleurs parfaitement sincère. Elle ne se rend pas compte qu'elle traduit et retraduit, qu'elle traduit tout en elle-même, en sa propre langue. Elle est comme la Françoise de Proust qui parle de jambon de New York et qui est absolument persuadée que sa maîtresse lui a bien recommandée de n'acheter surtout que du jambon de New York ; et qui est de même convaincue, quand elle transmet à ses employeurs les salutations de Mme de Guermantes, que la duchesse lui a dit : « Vous leur donnerez bien le bonjour ». La classe culturelle unique est persuadée qu'Eschyle lui a fait dire, par le truchement du metteur en scène, « Vous leur donnerez bien le bonjour. »

 

Ce n'est pas par hasard que nous en sommes arrivés tout naturellement ici à la question de la langue.  Une pensée libre est une pensée qui connaît sa langue. Le langage n'est pas seulement un instrument de communication. Il est d'abord un instrument de perception. L'œil ne voit pas ce que l'esprit ne sait pas nommer.  Le vocabulaire est un des moyens du regard. Il est aussi, et la syntaxe avec lui, un des moyens de la pensée. Moins nous avons de mots, moins nous sommes aptes à concevoir. Moins nous avons à notre disposition de modes et de temps, moins nous sommes aptes à réfléchir. Or nous avons vu mourir l'impératif, remplacé de plus en plus souvent par l'indicatif : « Corinne, tu arrêtes la télé et tu vas de coucher, maintenant ». Nous avons vu s'étioler le subjonctif, dont la plupart des temps n'ont plus d'existence que théorique. Même à l'indicatif, le passé simple est mort et le futur ne va pas beaucoup mieux : « On s'appelle demain », « Je vous retrouve la semaine prochaine » — autre exemple au demeurant de ce présentéisme ambiant et si puissant que nous avons déjà rencontré. Mais la décennie qui s'achève a vu plus grave, non plus seulement l'étrécissement constant du clavier, qui tous les ans perd de nouvelles touches, mais l'effondrement de la structure syntaxique elle-même : « Qu'est-ce qu'il a besoin, l'gamin ? », demandent en chœur MM. les pédagogistes. Et quand j'entends ça, moi, c'que j'ai bien envie c'est de…

 

Kazimierz Brandys faisait remarquer que ne pas connaître l'histoire ce n'était plus seulement ne pas savoir ce qui s'était passé en tel ou tel siècle mais ignorer qu'il y avait eu des siècles. « Il ne savait pas qu'il y avait eu un XVIIe siècle », dit-il d'un voisin d'hôpital. Ne pas connaître la langue ce n'est pas seulement faire des fautes de syntaxe  c'est ignorer qu'il y a une syntaxe, ne pas vouloir le savoir. Or le phénomène ne touche plus seulement ceux qui traditionnellement parlaient mal, il affecte aussi ceux qui traditionnellement parlaient bien : les professeurs justement, les intellectuels, les journalistes, les hommes politiques. J'ai désigné naguère le bizarre syntagme sur comment  comme le lieu tellurique où l'effondrement s'est produit dans la première décennie du XXIe siècle. Et de fait il ne se passe littéralement pas un matin sans que nous entendions un professeur d'université ou de grande école, un historien, un critique d'art, un grand intellectuel nous inviter à nous interroger  sur comment faire meilleur accueil à l'autre, sur comment améliorer l'école, sur comment protéger la liberté et la démocratie. Sur comment se prête à toutes les variations  possibles et n'y manque pas. Rien que cette semaine j'ai entendu :

 

« Si on  veut en tirer une conclusion sur comment va le monde… »

 

« Quand je regarde un film sur comment les fleurs naissent… »

 

« Bien sûr on peut s'interroger sur fallait-il dix ans  d'instruction pour en arriver là ? »

 

« Vous posez la question de comment rend-on un foyer plus douillet ? »

 

« Ce qui veut dire que se pose la question de quel peut-être son rôle politique maintenant. »

 

En effet. Ces phrases que nous entendons tous les jours, et dans les bouches les plus autorisées, ne sont pas analysables syntaxiquement. Elles ne sont pas fautives, elles sont impossibles à appréhender par la raison grammaticale. Certes elles sont parfaitement compréhensibles, mais la logique est impuissante à décortiquer leur structure. Elles passent sans crier gare du mode affirmatif au mode interrogatif, bien avant leur fin elles ont oublié leur début. Où est le mal, puisqu'on les comprend ? Elles sont un progrès de la liberté, chante le chœur enthousiaste des Amis du désastre.

 

Nous rencontrons là une structure très répandue dans l'aujourd'hui, l'aujourd'hui de notre titre, et particulièrement inquiétante, affolante, même, je veux dire bien apte à rendre fou : c'est que, en situation de classe culturelle unique, monopolistique, personne ne pouvant ni ne voulant assumer la contrariété, la contradiction, l'antilogie, le contraire est obligé de se loger à l'intérieur même des mots, des mêmes mots, contraints, eux, de signifier tout et son contraire, et spécialement leur propre contraire. Qu'on songe à l'autre, au fameux autre, à l'Autre avec une majuscule, à l'Autre objet de toutes les vénérations — qui oserait dire du mal de l'Autre ? —  et qui est devenu l'instrument même du Même, son nom secret, à peine secret. L'Autre est tellement aimé qu'on ne peut plus supporter entre lui et nous la moindre différence, la plus légère discrimination, du nom de cette qualité majeure de l'esprit qui est devenue parmi nous le plus grand des péchés contre l'esprit. Qu'on songe à la diversité, qu'on voit au bord d'être inscrite, aux côtés de la liberté, de l'égalité, de la fraternité, sur le fronton de nos mairies et d'acquérir valeur constitutionnelle, c'est-à-dire de devenir une obligation, alors que de toute part « le divers décroît », pour citer encore une fois Segalen. Qu'on songe au métissage, autre idole, et qui porte en elle-même sa propre contradiction logique évidente, puisque du mélange systématique du divers ne peut résulter que du même, de l'indifférencié, du village universel, du pareil au Même.  Qu'on songe surtout à la liberté, à la liberté d'expression, et à la liberté de pensée, laquelle ne peut exister bien sûr sans la liberté d'expression parce que je ne suis pas libre de penser tout ce que je pourrais penser si je n'ai pas accès à la pensée des autres, qui ne pourrait pas s'exprimer.

 

Quelqu'un, une femme que je n'ai jamais rencontrée mais avec laquelle j'ai de nombreux échanges et que j'admire beaucoup, faisait remarquer récemment, et très justement à mon sens, le caractère inédit, sans précédent, de la situation actuelle, où les pires ennemis de la liberté d'expression, et donc, on vient de le voir, de la liberté de penser, sont ceux-là mêmes pour lesquels elles ont été inventées et codifiées, le journalisme, la presse, ce que nous appelons les médias — et que nous appelons ainsi bien à tort, d'ailleurs, car voilà un exemple de plus de mot qui dit le contraire de ce qu'il veut dire, ou de ce qu'il ne veut pas dire,  puisque les médias, et les médias audiovisuels plus encore que les médias écrits, sont le moyen même, si j'ose dire, l'instrument, le truchement de l'immédiat, de ce qui refuse la médiateté, le détour, la contrainte, la syntaxe, la non-coïncidence avec soi-même, l'épreuve du temps. Dans le combat de géants qui, en France, en tout cas, a duré environ un siècle et demi entre la littérature et le journalisme, entres les lettres et "l'universel reportage" honni par Mallarmé, c'est bien sûr la littérature qui représentait le médiat, la contrainte, le détour, et le journalisme l'immédiat : c'est-à-dire bien sûr la liberté, l'absence de philtre, de recul et d'apprêt, le présent du présent, cette actualité encore trop longue qu'il a fallu réduire en actu — Paul-Marie Coûteaux vous avez je crois, en ce début d'année, une très importante actu. 

 

Il est en  effet nouveau, nouveau à l'échelle de l'histoire, car cela dure maintenant depuis une génération au moins, que ce soit les dit médias si peu médiateurs, médiatifs, médiatisants, les anciens bénéficiaires de cette série de lois sur la liberté de la presse qui a scandé l'histoire de la liberté de pensée, croyait-on, qu'on voit à présent, quatrième pouvoir supposé, réunir entre leurs mains tous les pouvoirs des trois autres et se charger, avec un enthousiasme inquiétant, du maintien de l'ordre idéologique, de l'établissement de la loi intellectuelle et du jugement des suspects. Ajoutons que le pouvoir médiatique s'est arrogé aussi, et presque par excellence, les pouvoirs de police, et cela à tous les stades, ceux des enquêteurs, ceux des réprimeurs ou des appréhendeurs, mais avant cela ceux des indicateurs, des dénonciateurs, des accusateurs publics. À l'exception possible des associations subventionnées et autres ligues de vertu idéologique dont l'ensemble représente un des plus gros employeurs de France, le franc-tireur n'a pas de pire ennemi que le journalisme, qui lui-même ne poursuit personne avec autant de hargne et de vindicte que celui qui se permet de le critiquer lui-même. Le pouvoir du quatrième pouvoir fut d'abord de dire leur fait aux trois premiers : mais pour lui l'histoire s'arrête là, il se voit éternellement en justicier alors qu'il y a longtemps qu'il est juge, en Robin des Bois alors qu'il est shérif de Nottingham depuis des lustres, en agité des barricades de mai alors qu'ils est notaire à Romorantin-Lanthenay, en héros de la résistance alors qu'en bien des cas ce qui survient n'a pas de plus actif, ou passif, collaborateur que lui.  Un homme qui critique un journal, une émission de radio ou de télévision, une station, une chaîne, est un homme mort pour cette radio, cette télévision, cette émission, ce quotidien ou cet hebdomadaire : mort parce qu'il n'y sera jamais question de lui, dans le meilleur des cas ; mort parce qu'il y sera assassiné et rassassiné, si le silence ne l'a pas tué. S'il a encore assez de voix pour dénoncer cet état de fait, il sera traité de paranoïaque. Qui s'oppose est fou, en pareil cas, et il faut bien l'être en effet pour s'exposer à pareil traitement. On connaît le succès de la psychiatrie dans l'arsenal répressif de la défunte (paraît-il) Union soviétique. Mais à mieux y réfléchir la version française, démocratique et républicaine, du psychiatrisme soviétique c'est plutôt le pédagogisme. Quant une opinion décidément déplaît, que ce soit au quatrième pouvoir ou au premier, disons au complexe politico-médiatique,  ce qu'il faut faire agir sur elle, bien doucement, c'est la pédagogie. Si le peuple vote mal, il n'y a que la pédagogie et toujours plus de pédagogie qui viendra à bout de ses erreurs et de sa mauvaise volonté. Inutile de vous rappeler l'étymologie du mot, et son sens. En Union soviétique l'opposant était un fou, en France il est un enfant mal élevé, insuffisamment instruit et qu'on ne saurait assez rééduquer. Peut-être n'est ce pas un hasard si le pédagogisme, qui avec les fameux I.U.F.M. est à peu près venu à bout  de notre système d'éducation, s'occupe en même temps de tordre le cou à la liberté de pensée : c'est exactement le même combat.