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M. du S. : Mais, même si dictature il y a bien ; même si l'on consent à vous donner raison là-dessus, au moins provisoirement, à titre d'hypothèse d'école ; et même si cette dictature, assez peu visible, je persiste dans mon opinion

R. C. : Je vous ai donné tout à fait raison sur ce point, inutile d'y revenir

M. du S. : même si cette dictature invisible

R. C. : N'exagérons pas non plus en sens inverse ! Elle est peu visible par ses victimes, qui ne se doutent de rien. Elle n'est pas invisible pour autant, et encore moins imperceptible

M. du S. : même si cette dictature peu visible, peu perceptible, mais selon vous bien réelle, est bien exercée par la petite bourgeoisie, ou par ce qu'il vous plaît d'appeler de la sorte, eh bien, il me semble tout de même qu'il est préférable que cette classe et cette dictature soient inclusives, incluantes - je ne sais pas comment il faut dire -, plutôt qu'exclusives ou excluantes. Ce que je veux suggérer c'est que, dictature pour dictature, mieux vaut, il me semble, une dictature qui n'exclut personne, qui même invite tout le monde à la rejoindre, à être dictateur avec elle, qu'une dictature

R. C. : Eh bien non, justement, mieux ne vaut pas, si je puis me permettre de vous contredire. Une dictature tout-incluante, outre qu'elle est fort peu visible, comme vous venez de le rappeler, et donc d'autant plus dangereuse (ses victimes ne s'aperçoivent même pas qu'elle existe), est aussi d'autant plus rigoureuse : car il n'y a pas d'échappatoire concevable à son emprise. Si une telle dictature - par chance, peut-être, car ce serait pour vous le début d'une prise de conscience - vous donnait le sentiment d'être en prison, il ne vous servirait à rien de réussir à vous enfuir, parce que, dehors, ce serait aussi la prison. Plus exactement, il n'y a pas de "dehors". Il n'y a pas de différence entre le dehors et le dedans. Cette dictature-là, justement parce qu'elle est tout-incluante, ne se conçoit pas d'extérieur ; elle ne s'en ménage pas ; elle empêche qu'il en demeure ou qu'il s'en crée. Elle coïncide exactement avec la société, et presque avec le monde. Pour elle il n'y a pas d'autre

Vous allez me dire qu'elle n'a pourtant que ce mot à la bouche : l'autre, l'autre, l'autre, l'étranger, l'exclu. C'est vrai. Mais tous ces autres ne sont tant aimés que dans la mesure où ils sont du pareil en puissance, dans la mesure où ces étrangers sont des semblables en voie d'assimilation, où ces exclus sont en procès d'inclusion. Il est très frappant d'observer la coïncidence structurelle, idéologiquement inévitable, entre la haine des frontières, l'immigrationnisme à tout crin, la métissolâtrie psittaciste, qui sont médiatiquement l'idéologie dominante et quasiment unique de la petite-bourgeoisie au pouvoir, l'essentiel du contenu pédagogique de son enseignement, la loi et les prophètes de sa doctrine morale, et, d'autre part, l'annexionnisme social serein, allant sans dire, de cette même classe dans la même situation de direction des affaires. Il est très frappant d'observer la coïncidence structurelle, idéologiquement inévitable, entre la haine des frontières, l'immigrationnisme à tout crin, la métissolâtrie psittaciste, qui sont médiatiquement l'idéologie dominante et quasiment unique de la petite-bourgeoisie au pouvoir, l'essentiel du contenu pédagogique de son enseignement, la loi et les prophètes de sa doctrine morale, et, d'autre part,  l'annexionnisme social serein, allant sans dire, de cette même classe dans la même situation de direction des affaires. Chacun, s'il le souhaite, a vocation à devenir français ; chacun, et même s'il ne le souhaite pas, a vocation à devenir petit-bourgeois : d'ailleurs tout le monde l'est déjà, serait-ce sans le savoir ; et ceux qui seraient autre chose seraient tout de même des petits-bourgeois, ils jouiraient, si c'est bien le mot, de la double nationalité, ils seraient condamnés à la double appartenance.

Voyez ces pauvres aristocrates ultimes, que la télévision sort du placard une fois par an pour son émission rituelle sur la noblesse et ses fonds de tiroir. Malgré quelques derniers pittoresques sociaux, quelques maigres et touchantes survivances d'exotisme, qui font rire la galerie et frémir les applaudisseurs de plateau, voyez comme le siècle et la réalité sociale, la dictature, en somme, ont laminé ces malheureux, et comme ils sont petits-bourgeois par le goût, surtout les plus jeunes, et par la langue, qui est toujours la preuve suprême.

Il faut bien se le dire : dès lors qu'on a l'intention de faire éduquer ses enfants ou d'aller soi-même à l'école, de regarder la télévision, de gérer son budget, d'habiter la terre ou plutôt la ville, la banlieue, cette banlieue universelle qui est proposée et presque toujours imposée comme terminus ad quem  à tous les destins ; à peine entend-on prendre l'avion ou être malade ; sitôt se propose-t-on de mourir, a fortiori, on est forcé d'être petit-bourgeois. Il n'y a pas d'autre issue, et même il n'y a pas d'issue. La petite bourgeoisie au pouvoir, que ce soit dans les rapports de la nation avec le reste du monde ou dans ses propres rapports de classe avec les autres classes, ne se conçoit pas d'extérieur véritable, et elle n'en offre pas à ses administrés – pas d'extérieur, du moins, qui soit destiné à le rester.

C'est là un autre des traits fondamentaux de ce que j'appelle la dictature de la petite bourgeoisie : de même que cette classe, nous l'avons vu, est la première à exercer son pouvoir par inclusion et non par exclusion, de même, et ceci est une conséquence de cela, elle est la première à s'être persuadée qu'elle coïncide avec la société, et presque avec le monde. Le pire est qu'elle n'a pas tort - au moins sur le premier point, la coïncidence avec la société : la petite bourgeoisie s'est arrangée pour que toute la société soit petite-bourgeoise, qu'il n'y ait pas moyen, pour les individus, les familles, les groupes, de ne pas être petit-bourgeois.

Ce défaut de tout extérieur, cette absence d'ailleurs, se manifestent à tous les niveaux de la vie sociale et culturelle, souvent de la façon la plus caricaturale. Si extérieur il y a bien malgré tout, s'il s'obstine à se manifester, si des poches de résistance ou seulement de non-assimilitation, de non-intégration, de non-coïncidence se laissent déceler, il ne peut s'agir, aux yeux de la classe au pouvoir, à ses millions d'yeux, que d'aberrations,  de ratés provisoires du système, de monstruosités morales autant qu'intellectuelles. Par un phénomène qui correspond tout à fait à ce que j'ai appelé d'autre part, dans un autre registre, plus individuel, le "soi-mêmisme" - cet état de société où l'idéal par excellence, pour chacun, est d'être soi-même et rien d'autre - , eh bien, pareillement, ne pas coller exactement au soi global de la société, à son soi-même collectif, bref à la pensée dominante, c'est encourir la pire condamnation morale, ou bien c'est n'exister pas.

Voyez le sort récent, et le succès époustouflant, du mot pédagogie, dans le sabir de contreplaqué officiel. Jadis la pédagogie, comme son nom l'indique, était destinée aux enfants.  Dieu sait qu'elle n'a pas rencontré grand succès, dernièrement, auprès de cette clientèle traditionnelle, il est vrai un peu récalcitrante. Pourtant on n'en veut pas à la pédagogie de ses échecs, on prétend même ne pas les voir, et bien loin de se poser des questions sur ses vertus - sur les vertus de ce qu'on a fait d'elle,  plutôt, en les sinistres I.U.F.M. [1] -, en étend son action dans toutes les directions, et en particulier vers tous ceux , quel que soit leur âge, qui ne pensent pas comme on souhaiterait qu'ils pensent. Ce qu'il est impérieux d'exercer à leur égard, à ceux-là, c'est de la pédagogie, toujours plus de pédagogie. Autant dire que ce sont des enfants. Ou bien ce sont des monstres, on bien ce sont des enfants. Ce n'est d'ailleurs pas incompatible, la preuve en est apportée tous les jours. Mais faisons confiance à la pédagogie, quand bien même elle ne serait qu'une sous-section un peu verbeuse de la tératologie : elle saura venir à bout de tout ce qui reste d'extérieur dans le monde, de sceptique, d'objectant, de non-conforme à la parole médiatique instituée.

D'aucuns prétendent par exemple que la Turquie n'est pas européenne ? Il ne faut pas s'énerver avec le malade, il ne faut pas brusquer les choses, il faut même essayer de ne pas trop en vouloir à ce malheureux, qui ne sait pas ce qu'il dit, et qui est plus bête que méchant, sans doute, plus ignorant que délibérément nocent : ce qu'il faut faire, c'est redoubler de pédagogie à son endroit [2] . Et c'est tout pareillement qu'il importe d'en user à l'égard de tous ceux qui auraient l'air de croire, supposons, qu'organiser la cohabitation très imbriquée des civilisations et des peuples, sur un même espace, dans un même État, ce n'est pas forcément garantir leur convivialité, leur convivance, comme dit délicatement l'Académie française pour parler de la vie à Cordoue comme à Vaulx-en-Velin ; ou de ceux qui penseraient, sautons prudemment à des thèmes plus étroits, que le palais de Tokyo c'est à pleurer : pédagogie, pédagogie, pédagogie (dès l'âge le plus tendre). La pédagogie est le nouveau nom de la lobotomie sociale. Elle est à la dictature de la petite bourgeoisie ce que les internement psychiatriques des dissidents étaient à la dictature du prolétariat – c'est vous dire les progrès de la civilisation. 

Pardonnez-moi de prendre un exemple personnel, et excusez la pénible immodestie de la citation. Mais combien de fois ai-je entendu, dans la bouche d'un journaliste, ou d'un animateur d'émissions de télévision, des phrases de ce genre :

«Mais enfin, Machin-Truc, il y a quelque chose que je n'arrive pas à comprendre : vous êtes un type intelligent, un garçon sympathique, un homme cultivé, un bon écrivain – même Bernard-Henry Lévy le reconnaît Comment pouvez-vous écrire que ceci ou que cela, comment pouvez-vous pensez ceci ou cela »,

c'est-à-dire autre chose que ce que nous pensons tous, autre chose que ce que nous savons tous qu'il faut penser, autre chose que ce qu'il est indispensable de penser pour vivre tranquille et heureux dans la société comme elle va, pour être invité à des émissions comme la nôtre, pour faire la moindre "carrière" ?

Vous avez à peu près figure humaine, ou peu s'en faut, et pourtant vous ne pensez pas exactement comme ce monsieur, sur l'école ou sur l'Anatolie, sur l'Europe ou sur la grammaire, sur l'immigration ou le paysage : il y là quelque chose qui le dépasse, malgré toute sa bonne volonté ; et que lui et ses pareils ne supporteront pas longtemps, il faut bien vous mettre cela dans la tête, malgré toute leur largesse d'esprit.

Je crois que c'est la première fois depuis très longtemps, sinon depuis toujours, que la pensée qui n'est pas conforme à la norme officielle, à la norme, tout simplement, aux convictions dominantes et monopolisantes, monopolistiques, fait l'objet, non pas d'une opposition intellectuelle, dont on peut discuter indéfiniment, qui est même la matière par excellence du débat, mais d'une condamnation morale, génératrice d'exclusion.

M. du S. : Mais vous venez de dire qu'il n'y a pas d'exclusion, justement ! Que nous sommes dans une société tout-incluante  !

R. C. : Justement. Je vous remercie : vous m'amenez à préciser ma pensée. Dans une société tout-englobante, tout-incluante, qui ne se reconnaît pas d'extérieur, d'extérieur légitime, d'extérieur aimable ; dans une société qui est persuadée de coïncider entièrement avec elle-même, avec le monde et avec toute l'étendue du pensable ; dans une telle société, quiconque se place de lui-même en marge, quiconque s'exclut, quiconque refuse de se laisser assimiler et de coïncider, de payer son tribut au grand ça parle  universel, celui-là s'expose à une exclusion qui ne peut même pas se nommer et se reconnaître comme exclusion, une exclusion en quelque sorte aporétique, qui implique, pour celui ou celle qui en est l'objet, la disparition, la mort civile, le grand silence.

Mais quel est cet homme à l'écart ?

Dans les taillis son sentier va se perdre,

Derrière lui

Les buissons se referment

Et les brins d'herbe se redressent ;

Le vide l'engloutit. [3]

Certes il y a les scènes et les campagnes de lynchage médiatique, dont la presse a fait si grand usage dans les années récentes, et dont la télévision est si friande, au point de les avoir érigées en une sorte de nouveau genre médiatique, de divertissement collectif, de jeu du cirque : l'exécution symbolique en public. Ces scènes pénibles sont l'occasion de vérifier une fois de plus la pertinence admirable des théories de René Girard sur le bouc émissaire, et il est vraisemblable que dans une société de plus en plus obsédée par l'idée d'exclure toute exclusion, si je puis dire, de bannir tout extérieur, de suturer toutes les failles, de réduire toutes les fractures, d'autocélébrer sans cesse sa globalité, sa massivité, son unicité symbolique, il est probable que de telles scènes et de telles campagnes iront se multipliant, puisqu'on connaît leur merveilleuse efficacité de ciment, de pacte fondateur à refonder sans cesse, de jouissif contrat de co-appartenance globale – contrat d'autant plus nécessaire que la co-appartenance est moins ressentie, plus artificielle, plus menacée, mieux démentie par l'opiniâtreté des faits.

Mais ces scènes de lynchage, c'est affreux à dire, sont encore un mode de la présence, pour leurs victimes. Plus graves encore, plus sévères, et d'ailleurs tout à fait compatibles avec ces scènes-là, qu'elles peuvent très bien suivre immédiatement dans le temps, et suivre longtemps, suivre éternellement, il y a les muettes inflictions de mort civile, de mort médiatique, qui frappent des malheureux aussi terriblement que le simple fait de n'être pas d'un Marly, sous Louis XIV ; et qui ont l'avantage, par définition, de ne pas laisser de traces. Ce n'est pas «la mort sans phrase » de la Convention, c'est la mort sans trace, la disgrâce innommée, la précipitation silencieuse dans l'abîme. Die Oede verschlingt ihn [4] . De même que la censure ne déteste rien tant que d'être montrée du doigt et de laisser des marques, des cicatrices, des blessures, des blancs, de même l'exclusion, cette exclusion-là, cette exclusion contradictoire, cette exclusion dont le caractère extrême est rendu indispensable par l'exigence d'affirmer qu'il n'y a pas d'exclusion, elle ne doit à aucun prix être désignée, ni seulement nommée. X., Y., Z., que sont-ils devenus ? On ne sait pas. Ils ne participent plus au débat. Pourtant personne ne les a exclus. Ils sont vivants, voyez, ils publient même des livres. C'est curieux, personne ne les mentionne jamais. Ils parlent, ils parlent, ils écrivent, ils crient, leur bouche est ouverte, est-ce notre faute à nous si aucun son ne sort ?

M. du S. : Ne craignez-vous pas que pareil tableau, où d'aucuns pourraient juger que c'est votre propre situation qui est décrite, risque de confirmer certains observateurs dans le soupçon, ou dans la conviction, même, que votre théorie, si c'est bien le mot, est largement inspirée par votre histoire personnelle, et qu'elle trahit avant tout, pardonnez-moi, une bonne dose de paranoïa ?

R. C. : Oh, je ne doute pas un seul instant que ma "théorie",  si c'est bien le mot en effet, ne soit largement inspirée, comme la plupart des théories, y compris un certain nombre d'entre celles qui sont infiniment plus rigoureuses et scientifiques que ne l'est celle-ci, par l'histoire personnelle de son auteur. Permettez-moi de vous faire remarquer néanmoins que mon histoire personnelle est déjà longue, et que ma "théorie", si théorie il y a, est bien antérieure aux mésaventures auxquelles  vous faites sans doute allusion. Qu'elle doive tout à ces mésaventures ou à d'autres, au demeurant, il n'en découlerait nullement qu'elle soit fausse. Et même s'il était établi qu'elle reflète «une bonne dose de paranoïa», pour reprendre vos termes exacts, sa fausseté ne s'ensuivrait pas pour autant. L'extrême pauvreté du débat actuel, le sentiment de découragement des citoyens à constater qu'il n'est jamais question de ce qui les préoccupe le plus, le fait que toute pensée divergente, fût-elle celle de millions de gens, fût-elle même majoritaire, se trouve automatiquement exclue ou passée sous silence, déconsidérée d'emblée, à partir de fondements moraux, ou prétendus tels, me semblent des données objectives, et, dirais-je même, incontestables.

M. du S. : Je me demande tout de même si les contemporains de toutes les périodes de l'histoire,  les vivants de toutes les époques, n'ont pas jugé, siècle après siècle, que le débat était exceptionnellement pauvre, de leur temps

R. C. : Oh, je connais bien cet éternel argument selon lequel ce que l'on croit observer d'inédit serait en fait vieux comme le monde, tout aurait toujours été la même chose, il n'y aurait rien de nouveau La richesse d'un débat, et surtout d'un débat démocratique, est pourtant assez mesurable. On peut commencer par compter les journaux d'opinion, par exemple

M. du S. : Sans doute, mais convenez que le choix de cet exemple limite singulièrement le nombre des époques admises à être comparées : il n'y avait pas de journaux d'opinion à Athènes, pas de journaux d'opinion à Rome, pas de journaux d'opinion sous Louis XIV Mais puisque vous posez la question en termes de classes successivement dominantes, il me semble que la question de la richesse ou de la pauvreté du débat – du débat démocratique, j'imagine – ne peut se poser qu'à partir du règne de la bourgeoisie, et n'aurait aucun sens au sein des aristocraties, par exemple.

R. C. : Il y aurait beaucoup à dire là-dessus. La richesse d'un débat n'est pas exactement fonction du nombre des participants.

M. du S. : Excusez-moi, mais c'est vous qui venez de parler du nombre  de journaux d'opinion comme d'un critère pertinent

R. C. : Certes, mais à condition que ce critère soit recoupé par d'autres. Il faut encore qu'entre les divers éléments, individus, magazines, journaux, revues, maisons d'édition, écoles de pensée participant à un débat, les différences et même les divergences soient réelles. Si tous ces éléments n'expriment en fait que la même idéologie, à quelques variantes internes près, ils peuvent bien être  des centaines, des milliers, des millions, l'unanimité n'en sera que plus impressionnante. Il faut d'autre part que tous ne s'expriment pas en même temps, qu'ils ne créent pas un brouhaha où plus aucune voix distincte ne s'entend, où tout le monde, en permanence, coupe la parole à tout le monde, de sorte que plus aucune idée ne peut s'exprimer, sauf les rituelles déclarations d'allégeance à la pensée dominante. Donner la parole à  tout le monde en même temps, c'est ne la donner à personne. La laisser prendre par qui veut, c'est la réduire à néant. Si l'on pense par exemple aux débats de la télévision, il semble que le nombre des participants, et là vous avez tout à fait raison, n'apporte rien du tout. Au contraire : l'échange a tout à gagner au simple tête-à-tête.  Et je vous accorde bien volontiers, d'autre part, que la question de la richesse éventuelle d'un débat - démocratique ou pas, mais de préférence démocratique, oui -, ne peut se poser que dans un contexte de liberté ; ou si vous préférez, dans le cadre d'une société libérale, politiquement libérale.

M. du S. : C'est-à-dire bourgeoise ?

R. C. : Pas nécessairement, mais à ma connaissance il semble bien, en effet, si l'on interroge l'histoire, qu'il n'y ait pas de société libérale antérieure à l'avènement social et politique de la bourgeoisie ; et qu'elle soit la seule classe qui en ait assuré, tant bien que mal, le fonctionnement Hélas, peut-être. Personnellement, je n'ai aucun attachement particulier, sentimental ou autre, à l'égard de la bourgeoisie

M. du S. : Vous dites cela, mais vos attaques continuelles, et qu'on pourrait presque appeler obsessionnelles, contre la dite petite bourgeoisie, ont ceci de particulier – par rapport à celles d'un Brecht, par exemple, qui sont plus obsessionnelles encore, s'il se peut, et si je puis risquer un instant le rapprochement – de paraître tout à fait bourgeoises d'inspiration. Plus exactement elles semblent procéder d'idéaux bourgeois, de donner l'impression de se manifester à partir  de la bourgeoisie. Je sais bien qu'il n'y a guère de rapports, et que la juxtaposition est même assez cocasse, mais Brecht, j'insiste, lorsqu'il voue aux gémonies la petite bourgeoisie et ses valeurs, qui sont à ses yeux de pseudo-valeurs, bien entendu, mène l'attaque à partir du prolétariat. Ce qu'il reproche à la petite bourgeoisie, c'est de ressembler à la bourgeoisie, et de lui ressembler mal. Ce que vous lui reprochez vous, c'est de ressembler au prolétariat, et de lui ressembler bien.

R. C. : Vous n'avez pas tort Il m'est même arrivé de parler de prolo-petite-bourgeoisie, de prolo-petit-embourgeoisement. Les frontières entre les classes ne sont pas toujours faciles à préciser, et d'autant moins qu'elles sont perpétuellement mouvantes.

M. du S. : Comment peuvent-elles être perpétuellement mouvantes, puisque vous dites qu'il n'y en a plus ? Que nous vivons dans un régime de classe unique, que tout le monde est petit-bourgeois !

R. C. : Là où il n'y a plus de frontières demeurent cependant, en palimpseste, des traces des anciens tracés, des soupçons de nuances dans la monochromie de la carte, de perceptibles vestiges des anciennes régions aujourd'hui unifiées ; et l'on peut se demander laquelle, de ces anciennes régions, a donné le plus grand nombre de ses traits particuliers, de ses caractères propres, de ses idiosyncrasies, à la nouvelle et plus large entité. La classe unique au pouvoir, que j'appelle par convention petite bourgeoisie, n'est pas une simple extension quantitative et territoriale de l'ancienne petite bourgeoisie, celle de Brecht et de Céline, mettons, qui se serait conservée dans sa pureté tout en s'élargissant indéfiniment.

M. du S. : Les deux noms que vous citez font une drôle de combinaison

R. C. : En effet Disons Pirandello et Marcel Aymé, si vous préférez, Jean Dutourd et Georges Perec Non, ce qui s'est produit n'est pas une simple extension quantitative, un élargissement sans limite, de l'ancienne petite bourgeoisie, passée de grenouille à bœuf en une ou deux générations. Le schéma est un peu plus compliqué que cela, serait-ce seulement parce la petite bourgeoisie, en enflant, en enflant démesurément pour devenir classe unique, s'est incorporée bien  des traits de l'ancien prolétariat.

M. du S. : Et quelques traits aussi de l'ancienne bourgeoisie?

R. C. : Quelques-uns, sans doute, à titre décoratif, mais à mon avis ils sont peu nombreux, et superficiels.

M. du S. :  Mais si cette classe nouvelle est une espèce de patchwork, pourquoi l'appeler petite bourgeoisie ?

R. C. : Faute de mieux, certes. Cependant je n'ai pas dit qu'il s'agissait d'une classe nouvelle.

M. du S. : Ce nom que vous lui donnez, pourtant, est-ce qu'il n'ouvre pas la porte à beaucoup de malentendus ?

R. C. : N'importe quel nom est une porte ouverte aux malentendus, bien sûr. Les malentendus s'engouffrent dans le nom nécessairement. Nommer c'est malentendre, mais c'est tendre l'oreille. Reste à savoir ce qui peut entrer aussi de vérité, par la porte du nom. La petite bourgeoisie est tout de même la classe où se sont donné rendez-vous, pour s'y fondre, de gré ou de force, toutes les autres classes. Mais la critique brechtienne de la petite bourgeoisie, pour en revenir à elle, est avant tout culturelle



 

[1] Instituts Universitaires de Formation des Maîtres ( à l'impuissance ? au désespoir ? à la résignation ? à la servitude ?)

 

[2] On lui expliquera par exemple, gentiment, calmement, que les Turcs, en leur lent encerclement de Constantinople, se sont d'abord établis en Thrace, que leur capitale était alors Andrinople, qu'en conséquence c'est à partir de l'ouest qu'ils se sont emparés de la ville impériale, et que donc ils étaient déjà européens à cette époque-là (ce qui est à peu près comme de dire, si les Allemands avaient eu la bonne idée d'entrer à Paris par la porte de Saint-Cloud, en 40, que l'invasion venait de l'ouest ). Le même brillant pédagogue, M. Gilles Martin-Chauffier, rappelle que les troupes ottomanes qui ont pris ou menacé Belgrade, Budapest ou Vienne, comptaient dans leurs rangs de nombreux combattants et officiers d'origine grecque, serbe, bulgare, etc. (enrôlés de force, mais ce n'est pas précisé) ; qu'il s'agissait en somme d'une guerre intra-européenne (de sorte que l'occupation française de la Ruhr, dans les années vingt, relevait sans doute d'un conflit germano-sénégalais ).

 

[3]

Aber abseits wer ists ?

Ins Gebüsch verliert sich sein Pfad,

Hinter ihm schlagen

Die Sträuche zusammen,

Das Gras steht wieder auf,

Die Oede verschlingt ihn.

Goethe, Le Voyage d'hiver dans le Harz

 

[4] Le vide l'engloutit. Ibid.

 

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