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R. C. : Elle n'est peut-être pas typiquement petite-bourgeoise en chacune de ses manifestations, elle est typiquement petite bourgeoise en tant qu'art mineur, que manifestation mineure de l'art. M. du S. : Mais il y a des bandes dessinées qui sont des chefs-d'œuvre ! R. C. : Mais les arts mineurs ont toujours produits une abondance de chefs-d'œuvre ! Je crois même que c'est à leur propos que le terme a été inventé. Les plus beaux des œufs de Fabergé sont incontestablement des chefs-d'œuvre, de même que La Divine Comédie. Ils n'en relèvent pas moins, et contrairement à elle, des arts mineurs. M. du S. : Arts mineurs, arts majeurs, est-ce que cette distinction ne vous paraît pas complètement périmée ? Et, pour tout dire, bourgeoise ? R. C. : Eh bien voilà ! Vous me facilitez les choses! Vos questions comportent leurs propres réponses. Il est certain qu'en régime de dictature idéologique et culturelle de la petite bourgeoisie, la distinction entre arts mineurs et arts majeurs est par définition périmée M. du S. : Mais enfin vous ne pouvez pas attribuer les arts majeurs à l'aristocratie, à la bourgeoisie, R. C. : ou au peuple M. du S. : ou au peuple, soit, encore que vous ne donniez pas beaucoup d'exemples - et les arts mineurs, eux, systématiquement, à la petite bourgeoisie. Vous venez de mentionner, comme exemples de manifestations des arts mineurs, les œufs de Fabergé. Or on sait bien que les collectionneurs des plus beaux des œufs de Fabergé, c'est d'abord la famille impériale de Russie, et ensuite la haute aristocratie russe ! Les arts décoratifs, que vous rangez parmi les arts mineurs, je présume, n'ont jamais tant prospéré que durant les périodes aristocratiques et monarchiques. R. C. : Aussi bien je n'attribue pas du tout les arts mineurs à la petite bourgeoisie, ou l'inverse. Ce que j'attribue à la petite bourgeoisie, c'est le refus de distinguer entre arts majeurs et arts mineurs. Un œuf de Fabergé et La Divine Comédie sont tous les deux des chefs-d'œuvre, mais dans l'œuf il entre tout de même moins d'humanité, d'inhumanité, de grandeur, de hauteur, d'ombre, de risque, que dans le poème. En régime de dictature culturelle de la petite bourgeoisie, Elton John est rangé sans barguigner parmi «les plus grands musiciens de tous les temps » (sic). M. du S. : Vous tombez mal : Elton John était l'idole de la princesse de Galles, comme Fabergé de la famille impériale ! Il a même chanté à son enterrement ! R. C. : C'est vous qui tombez mal ! La princesse de Galles était la quintessence culturelle de la petite bourgeoisie ! Elle était l'idole de la petite bourgeoisie au pouvoir, parce qu'elle était une parfaite petite-bourgeoise. M. du S. : Alors là R. C. : Petite-bourgeoise et princesse de Galles, certes, mais parfaite petite-bourgeoise, culturellement. C'est d'ailleurs pour cette raison que sa situation en tant que princesse de Galles a pris un si mauvais tour, et qu'il ne pouvait pas en aller autrement. Elle était en avance sur son temps, sur son temps dans son milieu, dans ses fonctions : déjà petite bourgeoise à une époque où la monarchie britannique, et la famille royale, n'étaient pas encore tout à fait résolues à sauter le pas – il le faudra bien, pourtant, si elles veulent gagner encore un peu de temps. La société petite-bourgeoise idolâtrait Diana parce qu'en elle elle reconnaissait une des siennes, mais comme dans un rêve, comme dans un conte de fées : petite bourgeoise idéale, avec de parfaits goûts petits bourgeois, mais princesse, riche à millions, et pouvant faire de sa vie ce qu'elle voulait, surtout après son divorce. Et faire de sa vie ce qu'elle voulait c'était se laisser conseiller par son masseur ou son esthéticienne, s'amouracher d'un aigrefin, faire du shopping avec son astrologue ou se faire prédire l'avenir par sa marchande de sacs à main, je ne sais plus ; et finalement passer ses vacances à Saint-Tropez, comme une parfaite petite-bourgeoise M. du S. : Les petits-bourgeois ne passent pas leurs vacances à Saint-Tropez ! Ils n'en ont pas les moyens ! R. C. : Ils ne passent pas leurs vacances à Saint-Tropez parce qu'ils n'en ont pas les moyens ! Ils vont un peu voir, tout de même. Et c'est là qu'ils passeraient leurs vacances s'ils en avaient les moyens. C'est là qu'ils passent leurs vacances quand ils en ont les moyens, quand ils sont princesses de Galles, présidents de société, "artistes", maffieux, ministres, président de Conseil régional ou membres de la "jet-set", à un titre ou un autre. La "jet-set", c'est vraiment une invention ou une réinvention typique de la petite bourgeoisie au pouvoir : une sorte de faux ailleurs, de négation frénétique et gâteuse de l'ailleurs, de l'altérité sociale et de l'extérieur culturel ; une espèce de super petite bourgeoisie un peu pégreuse, disposant de tous les moyens et pouvant accomplir tous ses rêves, mais n'ayant de passions et de rêves que petits-bourgeois, des goûts de charcutier-traiteur milliardaire, une vision totalement petite-bourgeoise du monde, et comme telle parfaitement rassurante pour la petite bourgeoisie. Nous ne ratons rien, peuvent se dire les petits-bourgeois – ou bien si, nous ratons quelque chose, mais ça ne tient pas à nous, c'est seulement une question d'argent, pas une question d'éducation, de transmission, de culture : l'argent suffirait pour que nous puissions être pleinement nous-mêmes, c'est-à-dire exactement semblables à ce que nous sommes déjà, avec les mêmes goûts, les mêmes curiosités, les mêmes manières, mais riches à millions M. du S. : Nous nous égarons un peu, et vous voilà repris par les plus durs à cuire de vos vieux dadas, que tous vos lecteurs connaissent bien. R. C. : Peut-être un peu trop, vous avez raison. L'idée que j'essayais d'exprimer, c'est qu'une société petite-bourgeoise est une société où les différences de classe tendent à n'être plus qu'économiques ; où les riches ne sont plus que des pauvres avec de l'argent. Pardon si j'ai fait un peu dévier la ligne de l'échange, et l'ai ramenée à des exemples éculés. Mais cet entretien vise à une sorte de synthèse, n'est-ce pas, de panorama, d'état des lieux, de récapitulation - plus qu'au défrichement de terres nouvelles, non ? Où en étions-nous ? M. du S. : À Elton John, aux arts mineurs et aux arts majeurs. R. C. : Oh, fichez-moi la paix avec Elton John, je vous en prie ! M. du S. : Les arts mineurs ? Les arts majeurs ? Leurs rapport avec la petite bourgeoisie ? R. C. : Ah oui Il est bien évident que si la petite bourgeoisie culturellement au pouvoir tient si fort à abolir la distinction entre arts mineurs et arts majeurs, ce n'est pas par l'effet d'une passion désintéressée à l'égard des arts mineurs en général. C'est pour installer dans la situation la plus avantageuse pour elle et pour eux les arts mineurs qui lui sont propres, ou avec lesquels elle est le plus étroitement liés : le cinéma, M. du S. : Ah, parce que le cinéma est un art mineur, lui aussi, comme la bande dessinée ??? R. C. : Le cinéma n'est peut-être pas un art mineur, encore que, non plus que la bande dessinée, il ne suffise absolument pas, à mon avis, à constituer à lui seul une culture personnelle: je veux dire que lorsque quelqu'un n'a de culture que cinématographique, il y a toujours un manque, je trouve M. du S. : Lorsque quelqu'un n'a de culture que littéraire, il y a toujours un manque aussi ! R. C. : Oui, bien sûr. Mais ces deux manques ne sont pas du tout comparables en ampleur et en gravité. Quelqu'un qui n'a de culture que littéraire peut tout de même être extrêmement cultivé. Quelqu'un qui n'aurait de culture que cinématographique ne serait pas vraiment cultivé. M. du S. : Nous voilà de nouveau dans le domaine du pur préjugé, il me semble. R. C. : Je ne crois pas. Ce que je pense, quoi qu'il en soit, c'est que le cinéma, s'il n'est pas un art mineur, et en soi il ne l'est pas, soit, le devient en régime de dictature de la petite bourgeoisie, précisément parce que les hiérarchies esthétiques sont abolies en même temps que les autres, dans le même mouvement qui détruit les autres, et par lui. Nous avons vu mourir la cinéphilie, dans les quinze ou vingt dernières années. Plus exactement, nous l'avons vu disparaître de l'espace public, qu'il s'agisse de la télévision hertzienne ou du réseau des salles d'art et d'essai ; et survivre uniquement parmi un très petit nombre d'aficionados, en qualité de hobby, au même titre que la littérature, la culture en général, le karaoké ou la boxe thaïlandaise : passions tolérables, un peu excentriques, mais légitimes, et qui ne sauraient en aucune façon intéresser l'ensemble de la société, même en tant qu'idéal ou que modèle culturel. Accessoirement, la cinéphilie, comme beaucoup de domaines de la connaissance ou de l'art, se survit en farce, dans quelques rites que lui ont volé le cinéma commercial de consommation courante et sa promotion médiatique, de même que les ex-"variétés" ont volé son vocabulaire à l'ex-"musique", et parlent de concerts, gros comme le bras, de récitals ou de festivals. Vous avez certainement remarqué ces émissions de télévision où des personnes dont on voit bien qu'elles auraient du mal à distinguer Tempête sur l'Asie de Moonfleet reçoivent solennellement, selon le protocole des défunts ciné-clubs, des acteurs, de préférence, pour décortiquer avec eux Opération Cléopâtre ou L'Ex-femme de ma vie avec le sérieux qu'on mettait jadis à examiner les implications théologiques de Ordet ou la politique du cadrage chez Kurosawa Par un renversement cocasse, le sérieux à complètement changé de camp. Le Chat est à l'École des Beaux-Arts, les étudiants sont invités à se pénétrer de l'œuvre de Philippe Gelluck, Gaston Lagaffe occupe la Cité des Sciences. C'est qu'il y a d'énormes débouchés économiques, de ce côté-là, il faut bien s'en persuader ; de véritables bassins d'emplois à exploiter, ça les jeunes eh ben ils le savent pas h'assez. D'un côté les pédagogues sont convaincus qu'on ne peut rien apprendre de sérieux aux enfants autrement que par la voie ludique, par le truchement du jeu et du divertissement, mais d'un autre côté, en symétrie, le divertissement, lui, tout ce qui naguère était offert ou toléré comme un moment de détente un peu bêta après l'effort scolaire ou l'exercice intellectuel, est abordé, au sein même du système éducatif, et partout ailleurs, avec la détermination grave et la volonté tendue qu'il convient d'apporter aux grandes entreprises de la vie, celles qui engagent un destin : des femmes de cinquante ans vous parlent de leurs trois séances hebdomadaires de tayshi sur le ton qui servait autrefois à avouer qu'on était presque arrivé au terme de son grand ouvrage sur l'origine et la stabilité des figures piriformes d'après la correspondance d'Henri Poincaré, tandis que des parents au bord des larmes s'inquiètent de l'éventuelle insuffisance d'assiduité de leur fille adolescente au cours de spray-dance : elle a le désir d'y arriver, elle a le drive, elle a le talent ça je le sais, mais est-ce qu'elle aura la rage suffisante, c'est ça qu'j'ai peur, est-ce qu'elle aura la rage qu'y a besoin ? Si des professeurs de français ou de mathématiques s'avisaient de témoigner à l'égard de leurs élèves la moitié de la rigueur, de la sévérité, de l'implacabilité dans la sélection qu'on juge tout naturelles chez les professeurs de chant ou de danse des divers "châteaux" ou villages de toile qui servent de plateaux pour la télé-réalité à vote public payant, il n'y aurait pas, pour ces maîtres abusifs et réactionnaires, pour ces bourreaux d'enfants, de conseils de discipline assez indignés, de syndicats d'enseignants assez ulcérés, ni de parents assez vengeurs. Nous évoquions, a contrario, à propos de la cinéphilie, de la littérature, de la musique contemporaine – de la musique savante contemporaine, puisqu'il faut désormais préciser -, à propos de toutes ces activités de chapelle nous évoquions a contrario les passions, les curiosités, les langages, les modes d'expression et d'être qui, eux, concerneraient l'ensemble de la société, seraient admis comme implicite référence commune. À la possible exception du sport, je ne vois plus que la musique, au sens nouveau qu'a pris le mot dans les dix ou quinze dernières années, la musique au sens où à la Star'Ac on fait de la musique, qui puisse aujourd'hui mettre en avant des prétentions d'universalité, de catholicité, de médiateté immédiate, si je puis dire, et globale. D'ailleurs, ces prétentions-là, nul ne les lui conteste, au contraire : elle seule est reconnue comme langage commun, comme référence générale, même si elle ne l'est pas tout à fait. Quant à ce statut de simple hobby qui est désormais celui de la cinéphilie, puisque nous parlions d'elle, il est aussi, dans le meilleur des cas, celui qui est promis, en régime de dictature de la petite bourgeoisie, à la culture elle-même, à la culture en général, à la culture au sens ancien, cette fois (la langue a tellement changé qu'il faut sans cesse préciser ), et à ses diverses pratiques : une excentricité, un passe-temps comme un autre, une innocente manie, tolérable si elle sait se faire oublier, et si elle ne prétend pas, surtout, à un statut particulier, qui la distinguerait du sport ou de la culture au sens moderne, et de ses pratiques à elle. Mais pour en rester encore une seconde à la cinéphilie, souvenez-vous qu'Arte, chaîne prétendument culturelle, officiellement, quand elle montre des films dits "classiques" à des heures de grande écoute, les présente couramment en version doublée, c'est-à-dire non cinéphilique M. du S. : Il y a des cinéphiles hyper-cinéphiles qui ne veulent pas des versions doublées, parce que les sous-titres nuisent à la pureté de l'image. R. C. : Écoutez, franchement, je ne pense pas que ce soit ce public-là qui soit visé ! D'ailleurs vos hyper-cinéphiles, s'ils le sont à ce point, ne regardent sans doute pas leurs films à la télévision. Ils sont les doux maniaques dont je parlais à l'instant, comme les amateurs de musique contemporaine ou les ultimes tenants de la théorie du texte : ils n'aspirent plus à l'espace public. La culture prend le chemin des catacombes. C'est dans les catacombes qu'on verra les Straub, ou les films de Vincent Dieutre, ceux de Vincent Gallo ou de Weerasethakul. Et encore, il faudra se dépêcher pour arriver à temps ! C'est dans les catacombes qu'on entendra la musique de Tristan Murail ou de Nicolas Bacri. Je voudrais tout de même noter au passage que cette incapacité de la chaîne dite culturelle et de son public à voir et à montrer des films en version originale, est merveilleusement emblématique, elle aussi, d'une société qui n'a que l'autre à la bouche, l'autre, l'autre, l'autre, toujours l'autre, comme nous l'avons rappelé, mais qui ne le supporte qu'à condition qu'il soit comme elle, traduit en elle, parlant la même langue qu'elle. La langue, voilà ce qu'il y a de moins supportable, chez l'autre – sans doute parce que la langue, à commencer par la mienne, la nôtre, celle du sujet lui-même, dès lors qu'elle ne lui sert pas seulement à s'exprimer, comme il le croit, à être lui-même, comme il se l'imagine, la langue est l'autre dans la pensée, l'autre dans l'être, le lieu même de l'altérité [1]. M. du S. : Vous voilà bien éloigné de votre maître Roland Barthes, pour qui la langue est fasciste![2] R. C. : La pensée de Barthes sur la question ne peut pas être réduite à cette formule à l'emporte-pièce, qui a sans doute créé plus de malentendu, c'est vrai, qu'elle n'a éclairé le débat. La langue est fasciste quand elle sert à la conformité, à la répétition psittaciste, à la coïncidence avec soi-même et avec la société (et à la coïncidence de ces deux coïncidences, la coïncidence au carré, le comble de l'horreur). Elle n'est nullement fasciste en soi, je pense même qu'elle est tout le contraire, quand elle est bien perçue comme la leçon d'altérité qu'elle est, d'anti-soi-mêmisme, d'inadhérence au "toujours déjà là" du sujet et du monde. Et je pense aussi que cet adjectif de fasciste est très daté, en l'occurrence : daté "années trente", bien sûr, mais surtout daté "années soixante-dix", et à ce titre passablement logomachique. Il est paradoxal, à la fois, mais joliment auto-démonstratif, que jamais Barthes n'ait été plus parlé par sa langue, la langue, la langue de son milieu intellectuel et de son époque, plus étroitement soumis à ses contraintes, à son fascisme, si vous voulez, que le jour où il exprimé, et sous cette forme-là, avec cet adjectif-là, l'idée que la langue était fasciste. Je ne crois pas pour ma part que le danger principal soit de ce côté-là, vraiment – bien plutôt du côté de ce despotisme de l'indifférenciation, entrevu avec effroi par Tocqueville ou par Orwell. Cela dit, même à l'intérieur du seul système terminologique de Barthes, d'ailleurs très rapidement évolutif, en ce domaine, surtout sur la fin, il n'y a pas incompatibilité entre ces deux dangers, ces deux côtés du danger. Je dirais même qu'ils sont le même. Pour tourner les choses autrement, le fascisme auquel Barthes fait allusion dans sa formule fameuse n'est pas tant, à mon avis, le fascisme "fasciste", si je puis dire, le fascisme au sens traditionnel, même un peu élargi – l'extrême-droite, pour parler clair -, que les virtualités tyranniques de tout pouvoir dès lors qu'il n'a plus de frontières, plus d'extérieur, plus d'autre. La leçon inaugurale au Collège de France, au cours de laquelle a été prononcée, avec quel retentissement, la phrase que vous m'avez gentiment jetée dans les pattes, est du 7 janvier 1977. Le 2 décembre 1978, au même endroit, je m'en souviens très bien, j'y étais, Barthes parle du danger, justement. Et il précise : « Je dirai, en toute conscience : parce que sentiment de danger à Société française actuelle : idéologiquement, montée puissante de la petite bourgeoisie : elle prend le pouvoir, règne dans les médias ; il faudrait ici une analyse esthétique de la Radio, de la TV, de la grande presse, montrer quelles valeurs implicites y sont promues, et quelles rejetées (en général : valeurs aristocratiques). Danger, me semble-t-il, plus manifeste, depuis quelque temps : signes concordants d'une montée de l'anti-intellectualisme (toujours contigu au racisme, au fascisme), attaques contre le "jargon" (le langage) mass-médiatisé, contre le cinéma d'auteur, etc. à Sentiment qu'il faut se défendre, que c'est une question de survie. » [3] Donc je ne suis pas sûr que vous allez arriver à me mettre en contradiction, sur ce point, du moins, avec mon maître Roland Barthes, comme vous dites – et d'ailleurs j'accepte tout à fait la référence, j'en suis même très flatté, même si je n'ai pas toujours été un très bon disciple. Vous noterez la référence finale à la cinéphilie, qui décidément semble être un point sensible. M. du S. : N'empêche. Convenez que sur la question de la langue, de la nature de la langue, il y a de sérieuses nuances entre Barthes et vous. R. C. : J'en conviens volontiers. Après tout il n'y a rien d'extraordinaire à ce qu'il y ait des nuances entre le maître de la nuance et tel ou tel de ses disciples, plus ou moins éclairé. Je ne vais pas m'amuser à rompre des lances avec l'ombre de Barthes en un champ où il est mille fois plus savant que moi. Soyez content : je vois très bien comment la langue peut être fasciste, je ne vois pas du tout qu'elle le soit par essence. Pour moi elle est plutôt libératoire, au contraire. M. du S. : Bien. Pendant ce temps vous n'avez toujours pas répondu sur le point de savoir pourquoi la bande dessinée serait un art mineur, d'une part ; et pourquoi, surtout, elle serait un art typiquement, ou spécifiquement, petit-bourgeois. Il y a des bandes dessinées qui sont infiniment supérieures, artistiquement, intellectuellement, et même peut-être littérairement, à des milliers de mauvais romans, et même à beaucoup de bons R. C. : Je ne doute pas qu'il y ait des bandes dessinées qui soient des chefs-d'œuvre, encore que, personnellement, je n'en ai pas rencontré beaucoup. Transposez l'esthétique dominante de la bande dessinée dans n'importe quel autre art, et en particulier dans la peinture, dans les arts plastiques extra-livresques, vous la trouverez incroyablement réactionnaire, attardée, infantile, complaisante. On dirait que toute l'histoire de l'art au XXe siècle est passée sur elle sans y laisser la moindre trace – alors que l'inverse n'est pas vrai, parce que les arts plastiques lui doivent beaucoup, pour le meilleur et pour le pire.
[1] Cf. Renaud Camus, Syntaxe, ou l'autre dans la langue, conférence prononcée à la Sorbonne le 25 novembre 2003, publiée sous une forme augmentée et sous le même titre aux éditions P.O.L, 2004. [2] «Mais la langue, comme performance de tout langage, n'est ni réactionnaire, ni progressiste ; elle est tout simplement : fasciste ; car le fascisme, ce n'est pas d'empêcher de dire, c'est d'obliger à dire. » Roland Barthes, Leçon, leçon inaugurale de la chaire de sémiologie littéraire du Collège de France, éditions du Seuil, 1978. [3] Cette transcription est celle qu'on peut lire dans Roland Barthes, La Préparation du Roman I et II, Cours et séminaires au collège de France (1978-1979 et 1979-1980), texte établi, annoté et présenté par Nathalie Léger, traces écrites, Seuil Imec, 2003. |