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Éditorial n° 41, jeudi 1er décembre 2005Entretien avec Marc du Saune (X)Fiscalité, redistributionMarc du Saune : Renaud Camus, j'aimerais aborder avec vous une question délicate, ou qui du moins semble avoir joué un rôle délicat dans la courte histoire de votre parti, et entraîné de vives polémiques en son sein : je veux parler de la fiscalité. Renaud Camus : Oh, polémiques, c'est un peu beaucoup dire D'ailleurs elles n'ont pas eu lieu au sein du parti, entre ses membres, même si nos divers forums en ont retenti. D'autre part elles me visaient moi plus que le parti lui-même. M. du S. : Reconnaissez qu'il est parfois difficile de faire clairement la distinction. Il me semble qu'elles visaient tout spécialement le chapitre "fiscalité" du programme de l'In-nocence, un programme et un chapitre dont vous avez été, à tout le moins, disons, l'inspirateur. R. C. : C'est vrai. M. du S. : Si je résume bien, et sans entrer dans les détails techniques, les attaques assez virulentes dont ce chapitre du programme de votre parti et vous-même avez été l'objet, il me semble qu'elles se résument - pardonnez-moi de rappeler des souvenirs peut-être désagréables - dans des accusations d'incompétence et de légèreté : la légèreté provenant de l'incompétence, en l'occurrence, puisqu'il vous était reproché de prendre position, de façon assez solennelle (le programme "officiel" d'un parti politique, après tout), dans un domaine où vous aviez (et j'édulcore les termes de vos adversaires) peu de lumières. R. C. : Oui, ce résumé est assez exact. Et dans un premier temps je suis d'ailleurs tenté de plaider coupable, non seulement pour moi-même, mais pour le parti. Il est certain, d'une part, que je ne suis en aucune façon un spécialiste de l'économie et du droit fiscaux, même si le sujet m'intéresse beaucoup et, dirais-je, de plus en plus ; et non moins certain, d'autre part, que nous sommes encore un petit parti, ne disposant pas de divers brain-trusts spécialisés dans tel ou tel sujet, groupes d'experts auxquels nous puissions faire appel successivement sur tel ou tel point technique et pour la rédaction de nos textes "doctrinaux", programme ou communiqués. Aussi bien ces textes, justement, sont-ils fort peu doctrinaux, jusqu'à présent. Ils se contentent d'ouvrir ou seulement de suggérer des pistes de réflexion. Ils sont soumis pour amélioration, modestement, à toutes les bonnes volontés. M. du S. : Sans doute, mais pardonnez-moi d'insister: durant la polémique à laquelle je fais allusion, il a été dit que ces textes n'étaient «même pas améliorables». R. C. : L'expression montre bien qu'il s'agissait de cela et de rien d'autre : de polémique. Tout texte est toujours améliorable, et les nôtres le sont éminemment, peut-être plus que beaucoup d'autres. Cela dit je regrette d'avoir, à l'occasion de ces échanges plutôt agressifs (pas de mon fait), abandonné sans doute trop de terrain, par répugnance à entrer encore une fois dans de vaines batailles, dont les enjeux ne sont pas toujours ceux qui sont affichés. À partir de quoi, de quelle position, était-il proclamé que le chapitre fiscal du programme du parti n'était «pas améliorable» ? À partir d'une compétence technique et professionnelle que je ne mets pas un seul instant en cause, mais dont j'aurais tendance à contester la portée. Même s'il existe incontestablement une technique et une expertise de la politique, dont il est possible que je manque gravement (mais de ce défaut-là on pourrait être tenté de se targuer, en de certaines occasions, lorsqu'on observe à l'ouvrage les "professionnels" de la politique, et qu'on les voit mettre en place leurs désastreuses ficelles et se laisser guider, jusqu'en leurs prétendues "opinions", par leurs petits calculs) ; même s'il existe une technique et une expertise de la politique, donc, la politique n'est pas une affaire d'experts et de spécialistes. Réelle ou prétendue, l'expertise a été trop souvent, dans les années récentes, le nom pompeux de l'impuissance. Cela est d'autant plus vrai dans cette période de déculturation massive et d'effondrement de la culture générale. L'expert, placé trop prêt de l'objet de son expertise, n'en voit plus que de petits morceaux, des fragments, et il perd toute conception d'ensemble. Trop conscient qu'il est de la complexité et de la fragilité du tableau, toute sa science ne lui sert plus qu'à énumérer gravement, indéfiniment, les innombrables motifs qui font qu'on ne peut toucher à rien, que toute initiative est impossible. Ce qu'il sait le mieux, ce sont les raisons de ne rien faire. J'irai plus loin, car il y a plus grave. Réelle ou prétendue - et en l'occurrence j'ai tendance à penser qu'elle est souvent prétendue, même si elle est officiellement sanctionnée par toute sorte de beaux diplômes (on sait ce que valent aujourd'hui les diplômes affreusement dévalués du système français moribond) -, l'expertise a trop souvent été, dans les années récentes, le nom pompeux du mensonge, ou du moins du rapt intéressé, et souvent crapuleux, de la vérité. Ici ce n'est plus du tout, vous l'aurez compris, à l'expertise juridique ou fiscale que je songe au premier chef, mais plutôt à l'expertise sociologique, ou statistique. Je crains, hélas, qu'on puisse faire dire à la sociologie et à la statistique n'importe quoi, et très précisément ce que les puissants veulent leur faire dire - étant bien entendu que les puissants en l'occurrence sont bien moins les gouvernants et les riches que les manipulateurs de l'opinion, les interprètes présumés de la doxa, les confectionneurs industriels et médiatiques du prêt-à-penser de rigueur. De combien de vérités d'évangile de la sociologie, défendues mordicus pendant vingt ou trente ans, et dont il était extrêmement périlleux de mettre en cause les formulations dogmatiques, de combien d'entre elles avons-nous découvert finalement qu'elles n'étaient que du vent, un leurre, des tigres de papier ? La sociologie, lorsque par exemple elle affirmait péremptoirement qu'il n'y avait aucune "surdélinquance" des "milieux issus de l'immigration", était pourtant bardée du plus rigoureux appareil scientifique - au moins autant que la médecine du XIXe siècle quand elle affirmait avec non moins de résolution et d'autorité que la masturbation mène tout droit à la cécité ! Et la statistique est tout aussi scientifique et sûre d'elle-même quand elle affirme et continue d'affirmer, sans rire, qu'il y a en France moins d'étrangers que jadis, que l'immigration diminue ou qu'au sein de l'Éducation nationale le «niveau monte», selon la sinistre farce consacrée. Le progrès récent, c'est que les gens n'y croient plus, ou du moins que le doute commence à s'insinuer dans leur esprit. Et ce doute à l'égard de la parole autorisée et même assénée des experts, ce doute à l'égard d'une parole d'autorité qui prétend expliquer aux citoyens le monde comme il va et dont ils ont pu constater une fois, deux fois, dix fois, cent fois que cette parole se trompait, que volontairement ou involontairement elle leur mentait («Le niveau monte»!), ce doute-là, ce doute nouveau, il est en même temps, chez ceux qui l'éprouvent, une confiance renouvelée en leur propre regard, et en l'expérience de chacun. Non, le discours savant ou prétendu tel, le discours des experts, le discours des sociologues et des statisticiens, non ce discours-là, malgré tout son appareil intimidant et ses contorsions pour faire peur, non il n'a pas l'exclusivité de la vérité. C'est à se demander quelquefois, même, s'il n'a pas l'exclusivité de l'erreur. Je n'irais certes pas jusque là, mais je me demande tout de même si la parole des experts, et tout particulièrement des sociologues et des statisticiens, n'est pas affectée de nos jours d'une sorte d'incapacité radicale, par excès de proximité, peut-être, à appréhender le monde, à le dépeindre et à l'étreindre. Du coup la littérature, qui s'était vu ravir le réel par les sciences humaines, commence à récupérer ce vieil héritage, et à rentrer dans son patrimoine. Prenez un cas comme celui de Houellebecq, par exemple (je prends un exemple facile, et peut-être unique) : il y a plus de vérité sur l'expérience d'être là, sur ce que c'est que de se colleter avec le réel au début du troisième millénaire, plus de vérité sur la France, sur l'Europe, sur l'homme occidental aujourd'hui, plus de vérité dans trois pages ou dans trois phrases de Michel Houellebecq qu'en trente volumes ou trois cents de prétendus spécialistes de la ville, de la banlieue ou de l'école, auxquels tout leur appareil conceptuel ne semble servir qu'à ne pas voir, à ne pas dire, non seulement à ne pas montrer mais bel et bien à cacher, tout simplement, à dissimuler ce qui arrive. C'est au point qu'on peut rêver à cette utopie, un monde où après un long divorce contre nature, la littérature et le regard, l'expérience et la phrase, marcheraient à nouveau, si je puis dire, main dans la main. M. du S. : Cette conclusion me rassure un peu, dans la mesure où elle semble constituer un acte de foi, au moins, en les pouvoirs de la littérature. Je commençais à me demander, avant qu'elle intervienne, si vous ne prêtiez pas le flanc, avec votre dénonciation des sciences humaines, à des accusations d'anti-intellectualisme. R. C. : Je ne dénonce nullement les "sciences humaines", même s'il arrive que ce beau nom me semble quelque peu usurpé. Quant aux reproches d'anti-intellectualisme, je n'ai pas l'impression que l'In-nocence ni moi les encourons très sérieusement. En général, on nous traite plutôt d'élitistes Mais je veux bien être appelé anti-intellectuel, ou taxé d'anti-intellectualisme, si de la définition de l'intellectuel et de l'intellectualisme étaient exclus les artistes, les écrivains, les penseurs, l'art et la culture elle-même. Or c'est bel et bien ce qui menace. Si l'intellectuel ce n'est plus que l'"expert" réel ou prétendu, le spécialiste, sans vision d'ensemble, sans culture générale, sans conscience globale des enjeux, alors oui, si nous en sommes là, et je crains fort que nous n'en soyons pas loin, je suis "anti-intellectualiste", oui. Je suis en revanche très favorable, faut-il le dire, aux intellectuels qui doivent ce statut à autre chose qu'un simple diplôme dans un petit domaine particulier, et dont les connaissances s'articulent à une culture, à la maîtrise d'un langage, à une civilisation ne serait-ce que la nôtre, pour commencer. M. du S. : Bien, parfait Mais nous nous éloignons un peu de la question fiscale ! R. C. : Moins qu'on ne pourrait le croire Je généralisais un peu, voilà tout. La fiscalité est un domaine en lequel je ne nie certes pas, bien loin de là, l'utilité et même le caractère indispensable des experts et des spécialistes ; mais c'est aussi un domaine où je crois très nécessaire de les cantonner, s'ils ne sont que spécialistes, dans un rôle de consultants, de rédacteurs, de conseillers. C'est un domaine éminemment politique, et la politique, si elle n'est pas l'administration, est encore moins l"expertise" prétendue - elle n'est pas même l'expertise "véritable" J'avoue que je commence à me remettre du formidable assaut d'intimidation auquel ont dû faire face les premières propositions du parti en la matière - propositions qui pourtant n'étaient avancées qu'en tant que telles, des propositions, sans aucune insolence ni même excès d'assurance, bien au contraire ; et qui ont dû faire face à un tir de barrage extraordinairement violent de la part de certains experts, alors que nous n'aurions pas demandé mieux que de recevoir leurs conseils et leurs propositions d'amélioration, bien entendu "sans aucun engagement de leur part", comme on dit. M. du S. : C'est le fameux épisode du "non améliorable", dont nous parlions tout à l'heure. Mais vous dites que vous êtes en train de vous en remettre? R. C. : Oui, parce que je me suis avisé depuis lors que ces fameuses propositions censément si mauvaises qu'elles ne pouvaient même pas être améliorées (et dont je suis le premier à reconnaître qu'elles n'étaient pas rédigées en style d'expert, ni même de connaisseur), eh bien, ces propositions, elles sont assez proches de la politique fiscale dont on nous dit à présent, aux meilleures sources, qu'elles donnent d'excellents résultats dans plusieurs pays d'Europe de l'Est, par exemple ; assez proches aussi des recommandations d'experts mandatés par l'hôtel Matignon, et qui doivent savoir à peu près ce qu'ils disent, même si personne n'est forcé d'être d'accord avec eux, bien entendu ; assez proches encore des projets du professeur Kirchhoff, auquel Mme Angela Merkel, la nouvelle chancelière d'Allemagne, destinait naguère le poste de ministre des Finances, quand elle croyait que son parti allait être seul aux affaires. M. du S. : Eh bien ! Le professeur Kirchhof ! Vous dites que vos propositions sont assez proches des siennes ? R. C. : Par certains côtés, oui. M. du S. : Je ne suis pas sûr qu'il y ait grand monde pour voir dans cette proximité-là un élément de recommandation en votre faveur ! D'abord, de votre part, à vous qui récusez les spécialistes et les experts, avouez que c'est une référence inattendue ! Voilà un homme qui a consacré toute sa vie aux questions fiscales, qui est professeur à l'université de Heidelberg, qui est le père d'un corpus de doctrines très arrêtées : on peut difficilement concevoir expert plus "expert", même si beaucoup de ses pairs jugent surtout qu'il est fou ! R. C. : Encore une fois je ne récuse par du tout les experts et les spécialistes. Dieu sait que nous ne sommes en aucune façon un parti populiste ou anti-intellectuel, malgré vos piques de tout à l'heure. Il y a seulement que je ne suis pas partisan de laisser le dernier mot aux experts. Je ne pense pas qu'il soit judicieux de leur abandonner l'entière responsabilité de traduire le réel à nos yeux, aux yeux du peuple et aux yeux de ses dirigeants désignés. Je ne veux pas d'une parole d'expertise, réelle ou prétendue, qui viendrait se glisser entre nous et l'expérience, et qui l'offusquerait. En revanche je suis le premier à juger précieux de pouvoir être éclairé par des avis de spécialistes, et de bénéficier de leurs compétences. M. du S. : En somme vous voulez bien des experts quand ils sont de votre avis et vous les récusez dans le cas inverse. R. C. : Pas du tout. Je souhaite qu'il me soumettent, et qu'ils soumettent à l'ensemble du public, les éléments du dossier, pour et contre. La première condition pour cela, c'est qu'ils ne soient pas tous du même avis. Il ne me trouble pas du tout de savoir que le professeur Kirchhof fait l'objet d'une forte opposition de la part de ses pairs. Au contraire, je trouve cela rassurant. Ce que je trouve affolant en revanche, c'est que les experts, ceux du moins qui ont droit à la parole, soient tous du même avis, unanimes, comme le sont ou peu s'en faut les sociologues, les spécialistes de l'école ou ceux de la ville, pour dire que "le niveau monte", que la culture se répand, qu'il n'y a pas de "surdélinquance" des "jeunes issus de l'immigration", que le sous-emploi de ces même "jeunes" est exclusivement l'effet du racisme, que la violence dans les "cités" est d'origine purement économique, qu'on la vaincra avec plus d'emploi et plus de subventions, que M. du S. : Pardonnez-moi, mais il me semble justement qu'il n'y a unanimité des experts, ni d'ailleurs de personne, sur aucune de ces propositions-là. Les sociologues, puisque c'est à eux que vous semblez en vouloir particulièrement, sont aussi divisés que les fiscalistes, les statisticiens, les juristes, les experts en matière de Sécurité sociale, les R. C. : ce qui suffirait à montrer, remarquons-le en passant, que leur discipline n'est pas une science exacte, et que c'est abusivement qu'ils se risquent à river son clou à qui que ce soit. Les sociologues ne sont peut-être pas tous d'accord entre eux, mais la plupart de ceux qu'on entend, de ceux qui ont accès à la parole, à l'édition, aux médias, à la grande diffusion, à la faveur des maîtres de l'heure, la plupart de ceux-là vont dans le même sens, qui est celui des Amis du désastre. C'est au point que la sociologie est à l'épicentre de l'amitié pour le désastre, et qu'elle témoigne à son égard la plus grande de toutes les complaisances, qui est de prétendre qu'il n'existe pas, qu'il n'est pas un désastre, qu'il n'y a d'autre désastre que l'injustice sociale et l'injustice ethnique, lesquelles d'ailleurs se confondent plus ou moins ; et que cela levé tout irait bien. M. du S. : Quoi qu'il en soit vous êtes bien courageux, voire suicidaire, politiquement, de vous recommander du professeur Kirchhof, que les observateurs s'accordent en général à considérer comme le grand responsable du demi-échec d'Angela Merkel en Allemagne. R. C. : Demi-échec est trop peu dire, je le crains. Angela Merkel est à la chancellerie, mais elle est à la tête d'un gouvernement de coalition qui lui rendra impossible de mettre en application son programme, et tout particulièrement les éléments fiscaux de son programme, qui sont largement responsables de son échec électoral. M. du S. : Cela, vous le reconnaissez ? R. C. : Ah, oui, je le reconnais tout à fait. M. du S. : Vous le reconnaissez, et néanmoins vous regrettez que lés éléments fiscaux de ce programme, à savoir les principes du professeur Kirchhof, n'aient pas été mis en application. R. C. : Oui, je le regrette vivement, oui. Il aurait été passionnant de voir ce que donnait l'expérience, "grandeur nature", si je puis dire, et même "plus que nature", en tout cas dans un pays très comparable au nôtre. M. du S. : En somme, vous préfèreriez que l'expérience ait lieu ailleurs que chez nous. Et de fait, vous en parlez à votre aise ! C'est une expérience qui, si elle était menée, risquerait de coûter cher, au propre et au figuré. R. C. : Vous avez raison : sans être menée, mais seulement évoquée, elle a déjà coûté à Mme Merkel la possibilité de gouverner comme elle l'entendait. M. du S. : Vous admettez cela, et pourtant vous restez favorable à ces propositions. R. C. : Je n'ai pas à leur être favorable ou défavorable, je ne suis pas allemand. J'aurais été curieux de voir les résultats de leur mise en application, c'est vrai. Et je pense pour ma part que ces résultats eussent été bons, voilà tout. Malheureusement nous ne saurons jamais ce qu'il en eût été. Ni le parti de l'In-nocence ni moi-même, cela dit, ne soutenons les propositions, les anciennes propositions, ce qui fut les propositions de l'infortuné professeur Kirchhof. Nous avons nos propres propositions, qui ne coïncident pas exactement avec les siennes. Disons que les unes et les autres vont dans le même sens, même si les nôtres sont plus modérées. |